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pas une atmosphère très favorable. Au vrai, une période de quinze ans s’écoula, fait sans précédent peut-être depuis 1821, où il fut très peu question de Napoléon. L’humiliation où nous avait jetés notre défaite de 1870 eût pu ramener la France aux souvenirs des gloires passées ; mais on était encore près de Sedan et on continuait à en rendre responsable « l’Empereur premier » , car, ainsi qu’avait coutume de me le dire un vieil ennemi du régime déchu, « si Napoléon Ier n’avait pas existé, il n’y aurait pas eu de Napoléon III » — ce qui, je l’avoue, était argument sans réplique.

La dessus, les 15 février et 1er mars 1887, paraissaient et je pourrais dire : éclataient, dans la Revue, les articles de Taine. En apparence tout y était nouveau, et l’étude, par elle-même séduisante, passionnante, suggestive, empruntait une autorité singulière tout ensemble à la valeur intellectuelle, à la probité peu discutable et à l’indépendance d’esprit avérée de l’éminent philosophe. Le condottiere se dressait devant nous, le fameux condottiere de Taine, l’émule des Castruccio Castracani et des Sigismond Malatesta, le contemporain de Michel-Ange égaré en un siècle et un pays que lui avaient facilement soumis des facultés, des qualités et des défauts puissants et, somme toute, néfastes. Bien avant que Vogué eût trouvé la formule, on sait assez que Taine entendait que les morts parlassent chez les vivants : un aventurier italien du XVe siècle, survivant miraculeusement à son temps, s’était, grâce à un génie fortifié d’amoralité, asservi une génération sans résistance et, s’étant approprié l’Etat, l’avait rebâti suivant les aspirations de son tempérament tyrannique. De passion politique pas trace : en cette analyse d’allure scientifique. Le fait, je le répète, semblait garantir la véracité.

De passion politique, pas de trace en effet. Mais il arrive que l’esprit de système peut conduire aux mêmes excès que l’esprit de parti. Et c’était le cas. Le grand penseur repensait Napoléon, suivant la pente que, d’année en année, avait prise son esprit si puissant. Eùt-il, ignorant l’atavisme de son sujet, bâti, d’après les seuls documents, sa prodigieuse hypothèse ? Cela est peu croyable. Pénétré de sa doctrine, il l’avait appliquée et parce que l’idée l’obsédait, tout avait tourné à sa justification. Il était philosophe et nullement historien, apportait peu de critique au choix de ses sources, s’enthousiasmait volontiers pour celles qui