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Mais Callières n’était pas sur l’escadre. En ce début de septembre 1697, il négociait avec les alliés à Delft. Il n’en faut pas moins rapporter l’anecdote. Vers 1780 (M. Henri Malo l’explique dans son curieux livre, les Corsaires dunkerquois et Jean Bart), Richer la dénatura. Richer créa une légende déshonorante pour Conti, mais de quelle invraisemblance ! Au dix-neuvième siècle, le romancier Eugène Sue, les chromolithographes et les fabricants d’albums, qui aggravèrent les inventions de Richer, montrent Conti pâle, tremblant aux paroles de Jean Bart ; Conti, le héros de Steinkerque et de Nerwinde, le même qui, au siège de Luxembourg, à peine âgé de vingt ans, voyant la table où il écrivait emportée par un boulet, s’en était fait « apporter une autre sur-le-champ et avait continué d’écrire avec la même présence d’esprit que s’il eût été d’intelligence avec les destins ! » Autant nous peindre un Grand Condé poltron, un Kléber lâche, un Mangin pusillanime.

Le 10 septembre, on était en vue des côtes de Norvège, et, pour la première fois, depuis le départ, Conti n’avait pas le mal de mer. La corvette la Volage s’en alla vers Dunkerque avec les nouvelles, et l’on mouilla le 13 devant Elseneur. Le 14, vers cinq heures du soir, les cinq frégates passèrent devant Kronenborg. Une foule immense garnissait le haut des tours de la ville, se pressait sur les remparts, s’étendait, une lieue durant, le long du Sund. Sur l’esplanade du château, dominant la mer, la famille royale de Danemark contemplait, à une distance égale à la longueur de la cour du château de Versailles, le navire qui portait Conti. La Reine et les princesses distinguaient le prince, le reconnaissaient au portrait qu’on leur en avait fait. Monté près de lui, debout à ses côtés sur la dunette, M. de Bonrepaus, ambassadeur de France à Copenhague, un ancien collaborateur de Colbert et de Seignelay dans les bureaux de la Marine, expliquait que le roi Christiern V gardait l’incognito, mais qu’il n’en était pas de même des princesses. On les salua donc de quinze coups de canon ; le château en rendit neuf ; et, plus loin, un vaisseau de guerre sur lequel flottait le pavillon royal de Danemark, salua le premier, de vingt-sept salves, l’escadre du roi de France. Politesses minutieusement comptées et réglées d’avance, et qui furent peut-être moins agréables au prince de Conti que la glace et les deux bateaux de rafraîchissements que lui envoya le maître d’hôtel du roi de Danemark.