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d’eux s’était rompu aux environs de Luzarches, et quantité de pistoles, dont beaucoup furent rapportées à l’hôtel de Conti par les paysans, étaient restées le long du chemin, avec le lit de camp du prince. Le temps d’ailleurs était trop mauvais pour que l’on pût songer à mettre à la voile.

Conti demeura donc à terre avec quelques gentilshommes. A l’hôtel de la Marine où il était descendu, il vit arriver Jean Bart. L’homme à la colossale stature, le marin aux rudes manières flamandes, le héros de tant de combats, qui jadis avait su s’échapper des prisons de Plymouth et traverser la Manche sur une simple yole, comptait appareiller le lendemain soir, et, une fois de plus, tromper la surveillance anglaise. « S’il pouvait avoir seulement deux portées de canon devant les ennemis, il se moquerait d’eux. »

Il tint parole. Le 6 septembre, le vent parut moins violent. A huit heures du soir, Conti rejoignait sa suite embarquée depuis la veille ; à minuit, accompagnées de trois corvettes qui devaient revenir annoncer l’heureuse arrivée du prince dans le Sund, les cinq frégates s’éloignaient par la passe Nord et s’inclinaient vers l’Est.

Quand le jour parut, l’amiral Bembow, qui les attendait encore à la sortie de la passe Est, les aperçut, mais trop tard, voiles blanches déjà distantes de cinq lieues, filant au large d’Ostende. Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, il leur donna vainement la chasse. Le 8, elles étaient à quatre-vingts lieues. Entre les embouchures de la Tamise et de la Meuse, elles passèrent à quelques milles de dix vaisseaux ennemis ; mais, à cause de la violence du vent, ils avaient mis tous leurs câbles dehors, ils ne purent les couper à temps, et laissèrent les frégates disparaître à l’horizon. Le Parnasse français raconta plus tard, en 1755, à propos de cette rencontre, l’anecdote suivante : M. de Callières, l’un des diplomates montés sur l’escadre, plénipotentiaire au congrès de Ryswick et membre de l’Académie française, que Saint-Simon a dépeint comme un « grand homme maigre avec un grand nez, la tête en arrière, distrait, civil, respectueux, » demanda à Jean Bart « s’il n’y avait pas à craindre d’être attaqué par quelques vaisseaux supérieurs en nombre ; » et Jean Bart répondit, à la joie du prince, et à l’effroi du diplomate, que, pour ne pas tomber entre les mains des ennemis, il saurait bien mettre le feu aux poudres et faire sauter le navire.