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« prolétaires » fabriqués par la littérature, pour produire un effet d’antithèse au « bourgeois, » selon les formules du Codex naturaliste. Pépète, Balthazar ou Cosmo ne sont pas des automates montés par une mécanique savante dans le cabinet d’un romancier de l’école de Zola. On ne sait jamais, d’avance, le geste qu’ils feront, même ceux qu’on croit déjà le mieux connaître. C’est à ce point qu’il n’y a guère de figure tout à fait sympathique dans ces foules bigarrées, ni tout à fait odieuse. Une scène de reconnaissance fraternelle se termine en saoulerie. Le plus honnête des ouvriers raconte qu’il a trimardé un peu et chapardé dans ses longues randonnées sur les routes. Pépète, qui est un bon travailleur, ne vit point toujours de son travail et y ajoute des profits dont la morale, sinon le Gode, réprouve la source. Ah ! M. Louis Bertrand ne « flatte » pas ses héros !

Mais, en même temps, le cynisme ou la brutalité, extrêmes en certains endroits, sont subjugués en d’autres par la reviviscence des sentiments les plus dignes et les plus tendres de la famille ou par des accès d’orgueil qui rehaussent la brute au niveau de l’homme. Cosmo, de l’Invasion, le terrassier, qui a quitté sa femme pour courir les aventures, ne veut pas lui revenir sans s’être fait beau, endimanché, comme doit être un chef de famille, qui rentre dans son domaine. L’ambition de rétablir au pays la maison familiale survit chez lui à toutes les scènes de débauche et de sauvagerie. Et puis, il y a la nature. Les brutales orgies des bouges s’achèvent dans des paysages d’une splendeur illimitée ; les rixes et les grossières convoitises s’enveloppent et se perdent dans le magique silence du désert. Aussi, au bout de tout cela, n’est-ce pas une impression d’horreur ni de bassesse qui demeure : c’est une impression de force, de vie exubérante, parfois de grandeur. Dans la vision de la bénédiction cardinalice qui clôt la Cina, il y a, en puissance, tout le Saint Augustin.

Au surplus, tout en donnant aux passions brutales un relief qui l’a fait parfois confondre avec les « naturalistes, » c’est proprement d’une élite que Louis Bertrand a tracé les portraits. Ses types du routier Rafaël, du pêcheur Pépète, de l’anarchiste peintre de carènes Mares, et surtout de la femme de Cosmo, la Maëstra, forment une aristocratie soit de la beauté, soit de la force, soit de l’activité, et toujours des exemples d’une individualité hautaine. Ce ne sont pas, là, des proies pour l’enrégimentement