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beauté ; mais alors, elle n’avait pas encore éprouvé de pertes sensibles. Au retour, quelle différence !

Après deux ou trois jours de repos, dans l’après-midi du dernier jour, l’Empereur et tout ce qu’il y avait de Français à Smolensk se mit de nouveau en marche. Le froid était déjà vif, le temps gris, les jours bien courts. Dès que nous fûmes sortis de la ville, l’arrière-garde fit sauter une grande quantité de caissons qui étaient parqués en dehors des murs, à droite de la porte, en sortant. Nous en vîmes et entendîmes les explosions successives. On n’avait pas de chevaux pour les emmener. Ces diverses explosions avaient quelque chose de lugubre qui laissait pressentir de grands malheurs. Chaque jour nous nous appauvrissions en vivres, et chaque jour on abandonnait des canons, des caissons et des bagages. Les cadavres des hommes et des chevaux commençaient à jalonner la route. Plus nous avancions, plus le froid augmentait. On marchait lentement. Après des jours d’une gelée assez suivie, nous eûmes un dégel. Plus d’une fois on a vu l’Empereur, vêtu de sa pelisse, un bâton à la main, marcher à pied avec son état-major.

Notre direction était Orcha. Pour gagner cette ville où l’Empereur était arrivé, il fallait longtemps longer le Dnieper, On voyait la ville à droite et il y avait un grand circuit à faire avant de l’atteindre. J’ai vu des soldats de la ligne, en assez grand nombre, croyant abréger le chemin, passer sur la glace qui paraissait n’être pas prise dans beaucoup d’endroits. Malheur probablement est arrivé à quelques-uns de ces imprudents. Malgré la défense de quelques généraux et le danger qu’il y avait de se noyer une fois le chemin frayé, d’autres fantassins ne craignirent pas de se risquer, en suivant les traces de ceux qui les avaient précédés.

On se dirigea ensuite sur Borisow. Nous arrivâmes de bonne heure dans cet endroit, et nous y restâmes une partie de la journée.

Tout le monde était dans la ferme croyance que c’était à Borisow, que devait s’effectuer le passage de la Bérésina. La journée était déjà fort avancée, lorsque nous reçûmes l’ordre de pousser plus loin. Dans la soirée, chemin faisant, nous ne cessâmes d’entendre une assez forte canonnade. On était silencieux et pensif ; on échangeait à peine une parole avec un compagnon de marche. Il était nuit fermée et assez tard lorsque