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qui étaient du midi de la France et déjà fortement démoralisés, se plaignaient de la terrible position où ils se trouvaient. Ils imputaient à l’Empereur tous leurs maux, lui qui les avait amenés dans cet infernal pays ; ils exhalaient leur mauvaise humeur contre l’Empereur par les expressions les plus virulentes. Cette femme cherchait à remonter leur courage et leur disait entre autres choses : « Vous vous plaignez de l’Empereur ; mais croyez-vous qu’il n’ait pas autant à souffrir que vous et qu’il ne soit pas péniblement affecté de ne pouvoir secourir tant de braves gens, qui, comme vous, sont ici, qui l’environnent et qui le suivent ? Ne le voyez-vous pas constamment au milieu de vous, marcher à pied et partager vos fatigues ? Montrez plus de courage ; ayez plus d’énergie ; raidissez-vous contre toutes les rigueurs de l’adversité ; rappelez-vous que vous êtes militaires et Français. » Et elle ajoutait : « Eh moi, pauvre femme, moi déjà vieille, moi qui ai tout perdu et qui suis maintenant dénuée du plus strict nécessaire, moi qui n’ai plus d’avenir, de quoi n’ai-je pas à me plaindre ? et cependant, malgré mes souffrances qui se renouvellent à chaque moment de la journée, je supporte mes maux avec résignation et courage. A quoi sert la faiblesse, si ce n’est de nous rendre plus malheureux que nous ne sommes ? Espérons donc. Chaque jour qui s’écoule nous rapproche du bon pays que, sans doute, nous atteindrons ; mais il faut du courage, de la persévérance. Quand on est jeune comme vous êtes, on doit tout braver, tout affronter ; enfin on doit vivre d’espérance. »

Quand on quitta Moskow, la jeune comédienne, qui avait eu le bonheur de sauver de l’incendie quelque peu de ses effets, les avait mis dans une petite calèche traînée par des cognats ; elle voyageait, tantôt à pied, tantôt en voiture, avec les équipages de la Maison. Un jour dans une descente, quelques coups de canon se firent entendre sur notre gauche, et au même moment quelques boulets vinrent traverser la route, dont un d’eux, donnant en plein dans la calèche, la brisa de telle manière qu’elle fut hors de tout service. La pauvre femme, qui alors était heureusement à pied, dut abandonner sa voiture et loger comme elle put son bagage dans les fourgons de la Maison. Quelques jours après, j’ai appris qu’elle avait perdu tout ou partie de ses effets. Je ne me rappelle pas avoir vu les malheureuses comédiennes et leurs camarades ni à Smolensk ni à Vilna.