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que par une simple cloison. Dans l’angle de gauche, formé par cette cloison et le côté opposé à celui des fenêtres, était un petit bureau à cylindre, placé de manière à couper l’angle, qui, je crois, était occupé par une cheminée. Ce bureau avait trois écrans en soie verte : l’un se tirait à droite, l’autre à gauche et le troisième en haut ; tous les trois se réunissaient derrière. L’Empereur s’asseyait à ce bureau, soit pour lire, soit pour écrire. Ce meuble m’est resté dans la mémoire, et voici pourquoi. L’Empereur dans ses campagnes, et même dans ses voyages d’agrément, avait un certain nombre de caisses de livres qui étaient déposées pendant tout le temps du séjour, ou dans son cabinet ou dans sa chambre à coucher. Dans ses moments d’ennui ou de non-occupation, il en prenait un volume et, quand il n’en voulait plus, il le mettait sur le meuble qui était le plus près de lui. Eh bien ! pendant presque tout le temps qu’il resta au Kremlin, l’Histoire de Charles XII, par Voltaire, joli petit volume in-18, en maroquin doré sur tranches, demeura constamment sur ce petit bureau. L’Empereur était loin, alors de croire que son histoire aurait tant d’analogie avec celle du roi de Suède.

Une troupe de comédiens français (ils étaient, je crois, dix ou douze), qui était à Moskow, était restée dans la ville après le départ des Russes. Dans l’incendie, ces pauvres gens, la plupart ayant perdu leurs effets et n’ayant aucun moyen d’existence, étaient venus au palais demander aide et assistance. Il y avait parmi eux deux femmes. L’Empereur, informé de leur présence et de leur fâcheuse position, avait donné des ordres pour qu’on eût soin d’eux. Dès lors ils avaient eu des vivres. Comme, de temps à autre, il y avait réunion ou soirée chez l’Empereur, où se trouvaient les officiers de la Maison et les principaux officiers de la garde, les comédiens furent admis deux ou trois fois dans le salon de Sa Majesté. Lorsque les Français évacuèrent Moskow, ces malheureux comédiens ne trouvèrent rien de mieux à faire que de nous suivre, et marchèrent avec les bagages de la Maison. Les deux pauvres femmes eurent beaucoup à souffrir. L’une, déjà sur l’âge, était pleine d’énergie et de force, et l’autre, jeune encore, était délicate et petite-maîtresse. Un jour, dans la retraite, j’ai vu la première se chauffant à un petit bivouac de quelques marins de la garde ; le froid alors commençait à se faire sentir. Ces militaires,