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Pierron, l’ancien Maître d’hôtel, ou encore : « Vous devez bien rire de mon style et de mon orthographe, mais vous aurez de l’indulgence pour un pauvre d’esprit comme moi ; » — et pourtant les lettres de Pierron elles-mêmes sont d’un homme qui a reçu une solide instruction primaire. Enfin, dès son retour à Paris, — c’est-à-dire au moment même où le docteur Poumiès a pu le voir, — ses lettres attestent qu’il savait parfaitement l’orthographe et qu’il était incapable d’user du style barbare qui lui est prêté.

J’ajouterai que Saint-Denis avait un vif sentiment de sa dignité. Lors de l’installation à Longwood, quand l’Empereur organisa sa Maison, il voulut qu’il y eût deux tables, l’une pour les chefs de service, l’autre pour le reste du personnel. Marchand étant chef de service, Saint-Denis, second valet de chambre, fut désigné pour présider la seconde table. Il fut blessé de ce qu’on « le considérait assez peu pour le faire vivre avec des personnes avec lesquelles il n’avait pas l’habitude d’être. » « En attendant que je pusse parler à l’Empereur, dit-il, j’aimai mieux aller à la cuisine demander un morceau à manger que de prendre place à la table d’office, où du reste je devais être le premier. Le lendemain, l’occasion se présenta. J’abordai l’Empereur et lui exposai mes raisons. Sa Majesté, voyant que mon amour-propre était vivement blessé, eut égard à ma réclamation et Elle consentit sans peine à ce que je mangeasse à la première table. « Diable ! fit l’Empereur en me regardant entre les deux yeux, tu n’es pas comme Desaix : je l’eusse fait manger à la cuisine avec le chien ou le chat, il ne m’eût fait aucune observation. Allons, va ! » Je fis une légère inclination de tête en signe de remerciement et je m’éloignai. » Puisque, dès 1822, il écrivait d’un style fort correct, voire fleuri, ce n’est pas lui qui eût alors laissé voir à qui que ce fût des pages écrites de manière à le ridiculiser [1].

  1. Voici comment cet homme, qui aurait écrit, vers 1820 : « Qui dit Montholon..., » « Qui dit l’Empereur, » et serait ainsi resté jusqu’à trente-deux ans dans une grossière ignorance, écrit huit ans après à sa femme, au courant de la plume, dans une lettre intime : « 30 juin 1828. Ma chère Mary, Notre voiture nous a menés comme tu sais à Montereau, où nous sommes arrivés à huit heures moins un quart. A huit heures juste, le bateau a été mis en mouvement et a gagné le milieu de la rivière... C’est la plus agréable manière de voyager que l’on puisse imaginer... A chaque moment de nouvelles vues : des châteaux, des maisons, des bois, des montagnes, des prés, etc., se succèdent rapidement aux yeux du voyageur ; c’est vraiment enchanteur. Nous avons atteint Melun sans y penser. Là, nous avons arrêté une demi-heure environ. Des voyageurs nous ont quittés ; d’autres sont venus les remplacer. Un premier coup de cloche prévient les voyageurs ; puis un second, puis un troisième qui est le signal du départ. De nouveaux tableaux allaient se présenter à nous. Les yeux, tournés du côté où nous allions, cherchaient à découvrir de nouveaux points de vue, auxquels nous devions arriver rapidement... Nous étions déjà à une demi-heure de Melun, lorsqu’une pièce principale de la machine se cassa et nous laissa pour ainsi dire sans mouvement au milieu, allant comme un bateau qui suit paisiblement le fil de l’eau. Dans cet état, il n’y eut rien de mieux à faire que d’aborder la rive et attendre. De Paris à Melun, il y a un bateau à vapeur nommé l’Aigle ; il monte et descend le même jour. Ce bateau, qui arrive à deux heures à Melun, en part à trois heures ; il était environ onze heures !... Enfin, sur les trois heures, nous entendîmes les coups de cloche, nous vîmes la fumée sortir de la cheminée et la joie reparut sur tous les visages. Le bateau nous approcha, le transbordement se fit promptement, et nous nous remîmes en route, laissant notre malheureux éclopé au lieu où ses ailes avaient été privées de mouvement. Si tout ce que nous avions vu de Montereau à Melun nous avait paru admirable, ce fut bien autre chose de Melun à Paris. Je n’ai rien vu de plus beau de toute ma vie : des châteaux immenses et magnifiques, des jardins, des parcs délicieux, etc. ; enfin, tout ce que l’on peut imaginer ne peut égaler la réalité. J’ai été presque fâché, lorsque nous sommes arrivés au lieu de débarquement, de ne pas avoir une plus longue course à faire. » Et ceci n’est pas la moitié de la lettre. Il y a des négligences, certes ; mais l’aisance du style et l’agrément du récit suffisent bien à établir que cet homme-là savait de longue date écrire en français.