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La musique, toujours, mais l’allemande, me valut alors une rencontre qui ne laissa pas de m’embarrasser. Un jour, me croyant seul dans un salon d’hôtel, je jouais au piano le chœur des Fileuses, du Vaisseau fantôme. Quand j’eus fini, je m’aperçus de la présence d’un auditeur. Un homme qui paraissait âgé de quelque soixante ans vint à moi. De la meilleure grâce du monde, il s’excusa de son indiscrétion, alléguant son grand amour de la musique. Sans se nommer, il ajouta seulement qu’il habitait Berne. Le soir même, je m’informai de mon interlocuteur anonyme. On m’apprit qu’il s’appelait le général baron von Rœder, ambassadeur de S. M. l’Empereur d’Allemagne en Suisse.

Une telle démarche, auprès d’un Français, moins de dix ans après la guerre, me parut osée, et je me promis bien de n’y pas répondre. Dès le lendemain, elle se renouvela. D’une voix émue, avec un accent de sincérité, de naïveté même, assez touchant, le général s’excusa, pour la seconde fois, non de ne m’avoir pas dit la vérité, mais de n’avoir pas osé me l’avouer tout entière. Aussi bien, vu son âge et ses fonctions diplomatiques, il n’avait jamais porté les armes contre mon pays.

Enfin, au nom de la musique et de notre commun amour pour elle, il me demandait de ne pas lui tenir rigueur et de lui permettre d’espérer que, de temps en temps, pour sa femme et pour lui, je consentirais encore à jouer le chœur des fileuses, le Spinnerlied... Je me rendis, je l’avoue, à ses instances. Des Français, mes voisins de table, en prirent d’abord quelque ombrage. Mais la bienveillance, la réelle et délicate bonté, le tact mainte fois éprouvé de l’excellent homme eurent bientôt raison de leurs scrupules. Au fond de cette âme ingénue, la petite fleur bleue vivait encore et l’on finissait par n’en plus vouloir d’être Allemand à celui qui l’était aussi peu que possible. Quelqu’un des siens, depuis, le fut complètement. Et de quelle manière ! Bien des années après, arrivait à Paris un nouvel attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne. Il vint me voir. Il me parla de son grand-père, qui m’avait connu jadis, et m’exprima le désir de me revoir. Nous ne nous revîmes point. Il n’y avait plus là de surprise, plus de musique, plus de Spinnerlied. Le grand-père était mort et son petit-fils s’appelait le major von Winterfeld.

Un long séjour en Egypte m’a laissé peu de souvenirs musicaux.