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gens de province, qui ne connaissaient de moi que mon nom, mais qui ne l’auraient pas lu sans honte sur une affiche. Désireux de leur épargner cette injure, je pris un pseudonyme. Je me cachai même, Bouhy naturellement excepté, de mes compagnons de voyage, que j’approchais d’ailleurs pour la première fois. L’accompagnateur inconnu ne laissait pas d’inquiéter un peu ses partenaires, bien que Bouhy leur eût affirmé que répéter avec lui n’était pas nécessaire. Sur la scène du théâtre d’Arras, au moment d’ « attaquer » notre premier duo, Marsick m’ayant prié de lui donner le la, tout bas et d’une voix émue à dessein, je lui demandai : « Lequel ? » Il m’a souvent reproché depuis d’avoir ainsi prolongé, redoublé même, quelques secondes au moins, ses alarmes.

L’été, j’aimais à revoir l’harmonieuse villa de Sainte-Adresse. J’y reprenais ma place, ou ma « partie, » parmi les artistes ses hôtes. Le maître de la maison dirigeait nos concerts en amateur excellent, ou plutôt, le mot italien me plaît davantage, en dilettante passionné. Mais, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, un peu trop en mathématicien aussi. Il conduisait son petit orchestre d’une baguette inflexible, avec la rigueur d’un métronome. De plus, il avait l’habitude singulière de commencer toujours par « battre une mesure pour rien, » afin, disait-il, de mieux assurer le départ.

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Le hasard fait que je reprends ces notes, un moment négligées, sur les rivages de Provence. Des échos très anciens, et que je croyais pour toujours endormis, s’y réveillent. Non loin d’ici, naguère, étendu sur la grève, j’entendis s’élever dans la lumière d’un matin d’été la cantilène de Norma : « O di qual sei tu vittima. » Elle venait de la terrasse d’une villa voisine. Un ouvrier la chantait, un ouvrier d’Italie, et, tout en chantant, il peignait sur la muraille des ornements dans le goût de son pays, des guirlandes de fruits et de fleurs. Sa voix, comme sa main, était légère ; ainsi que son chant, son travail était joie. Si juste, si délicieux était l’accord de l’un et de l’autre, l’harmonie si parfaite entre la musique et le paysage, que ce jour-là je goûtai le charme, la volupté d’une mélodie italienne comme je ne l’avais peut-être jamais éprouvée, comme jamais peut-être je ne devais la ressentir.

Stendhal définissait l’Italienne à Alger, de Rossini, « la musique la plus physique que je connaisse. » Aucun genre de