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Le 27 novembre 1696, vers midi, le marquis Jaroslaw et le comte de Pommergean — ce sont les noms que les princes de Pologne ont choisis pour assurer un incognito d’autant plus nécessaire que leur rang est moins certain — sont conduits à Versailles dans le cabinet du Roi. Louis XIV est debout et découvert. Ils entrent avec la marquise de Béthune, leur tante, le ministre Torcy, Sainctot, introducteur des ambassadeurs, et leurs gentilshommes polonais. Le marquis Jaroslaw, âgé de dix-neuf ans, est bien fait et spirituel, le comte de Pommergean, qui n’en a pas dix-sept, « ne parle quasi jamais. » Tous deux ils saluent le Roi, et après un demi-quart d’heure de conversation, ils le voient s’incliner pour marquer qu’il a reçu la visite ; ils se retirent et vont diner chez Torcy.

Le 18 décembre, au lieu de baiser la robe de la Princesse (on appelle ainsi la future Duchesse de Bourgogne, arrivée le 5 novembre de la cour de Savoie), ils sont admis à baiser la Princesse elle-même, honneur qui n’est accordé qu’aux maréchaux de France, aux grands officiers de la couronne, aux ducs et pairs et aux princes. Ils vont chez Monsieur à Saint-Cloud, et sont accueillis avec beaucoup d’obligeance à l’hôtel de Conti. Ils logent rue de Richelieu, dans une maison qu’on vient de mettre en communication avec celle de la marquise de Béthune, et y sont défrayés de tout.

C’est là qu’ils donnent un bal dans une salle toute tendue de noir ; et cette décoration lugubre, destinée peut-être à concilier les exigences du deuil de leur père et celles de leurs plaisirs, parait singulière. Pour ces plaisirs, ils ont chacun dix pistoles par jour, et ils s’amusent si fougueusement — immersi nelle delizie di questa città, dit l’ambassadeur vénitien, — ils montrent tant de goût pour les femmes et pour les vins de France, que la marquise de Béthune, impuissante à modérer l’ardeur de ses neveux, écrit à sa sœur une lettre contresignée du gouverneur et du valet de chambre. Après le carnaval, ils sont bien forcés de s’arracher à cette vie de désordre, pour aller, en Nivernais, rendre leurs devoirs à une vieille tante de la reine de Pologne et, en Berri, à deux religieuses. Quel carême pour nos deux libertins !

De leur séjour en France, Marie-Casimire s’est servie pour perdre Polignac dans l’esprit du Roi. Non contente de se plaindre à la marquise de Béthune et au Roi lui-même, elle envoie à