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d’allégresse, s’exhale de ce grouillement sordide. Tout ce monde a l’air d’être chez lui au milieu de cette misère, s’y agite et s’y ébroue sans en paraître autrement affecté, comme ces oies des villages galiciens qui traversent les mares fangeuses sans y tacher leur plumage. Ma curiosité les distrait et ne les offense aucunement ; et même je puis me flatter d’être pour eux, au fond de cette gare, un agréable imprévu. A quoi peuvent-ils bien penser en me suivant de leurs yeux agiles ? Peut-être supputent-ils simplement la valeur de mon pardessus ou du cuir de mes souliers. Mais c’est là interpréter d’une façon trop vulgaire ce qui brille, dans tous ces regards, de vie intelligente et narquoise. Ce qu’ils me disent, c’est à peu près ceci : « Eh bien, oui, regarde-nous ! Le spectacle en vaut la peine. Tant de confiance dans la misère, cela ne se voit pas tous les jours. Aujourd’hui là, demain ailleurs, peu importe ! l’essentiel est de vivre ! Aujourd’hui n’est pas très brillant ; demain sera peut-être radieux... Où t’en vas-tu ? A Paris ? Qui sait si au bout du voyage, tu ne nous y retrouveras point ? La fortune est si étrange ! Ces vieux wagons sans roues et ce train sans locomotive nous y mèneront peut-être avant toi... » Ainsi me parlent leurs yeux pleins de malice. Et près de moi, comme un écho, j’entends la voix du Chrétien qui murmure avec l’accent du désespoir : « Oui, oui, regarde-les ! Aujourd’hui là, demain ailleurs ; chez eux partout et nulle parti Toujours enragés d’espérance ! Le Turc sur la colline de Bude n’était pas plus dangereux que ce Juif ébouriffé, assis là, sur sa valise. Dans le dernier assaut de l’Asie, nous avons été les vaincus. »


Jérôme et Jean Tharaud.