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Saint-Guy, que dis-je ? un débris, un vieux reste de civilisation, qui remontait à Antiochus, à Salomon, au roi David, à Ninive, à Babylone, et qui se conservait ici sous la crasse ! Bref, je ne saurais exprimer la stupeur où me jetait cette humanité baroque, que je croyais découvrir, comme Bougainville un jour avait découvert les Canaques. Je me trouvais devant un spectacle d’un prodigieux intérêt qui me rebutait et m’attirait tout ensemble ; je venais de poser la main sur un nid chaud, et j’en éprouvais à la fois une sensation de tiédeur et de dégoût...

Ce matin, dans la gare de Budapest, les gens que j’avais devant moi, c’étaient exactement les mêmes que j’avais rencontrés, jadis, le long du torrent de la Vaag et dans la plaine galicienne. Que faisaient-ils dans ce train immobile ? Qu’attendaient-ils sur ces voies de garage envahies par les herbes ? Eh !l simplement, ils continuaient leur vieille histoire de toujours ! C’était une tribu de ces Juifs, émigrés en Hongrie pendant la . guerre, et dont le Gouvernement essaye de se défaire à tout prix en les réexpédiant en masse dans leur pays d’origine. Mais aux frontières de Roumanie, d’Autriche ou de Tchéco-Slovaquie, partout le même ordre est donné. Les chefs de gare refusent de les laisser descendre ou continuer leur voyage. « Nous ne vous connaissons pas, ou plutôt nous vous connaissons trop ! disent-ils à ces pèlerins. Retournez d’où vous venez ! » Alors, philosophiquement, le ghetto ambulant s’en revient à Budapest. Et c’est ainsi que depuis plusieurs mois, ces troupeaux d’Israël vont et viennent sur les voies, image nouvelle et toute moderne du Juif errant d’autrefois, où le chemin de fer a pris la place du légendaire bâton d’Ahasvérus.

En attendant que mon express entre en gare, pour m’emporter à des milliers de lieues de cette étrange vieille histoire, je me promène tout le long de la minable caravane et de ces wagons fourbus, qui font revivre à mon esprit les abris improvisés dans les sables d’Egypte ou sur les rives de l’Euphrate, Certes, ce n’est pas gai, la vue de cette pouillerie, sans gîte, sans foyer, qui n’aurait qu’à mourir de faim si l’Alliance israélite ne lui envoyait quelques vivres et des secours en argent. Et pourtant, sur cette voie de garage, comme dans les boues de Galicie, et sans doute aussi, j’imagine, dans les déserts du Nil et sous les saules de Babylone, un incroyable élan, une surprenante force de vie, qui n’est pas exempte