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monde bariolé, vêtu d’habits brodés et d’oripeaux, de guenilles et d’uniformes, grouillant sous le soleil, se querellant, s’abordant, vociférant parmi les épluchures, la poussière, les odeurs, dans la fumée des cuisines, avec des cris, des jurons, des chants ? Les vois-tu... accoudés à ce balcon, au-dessus de la ville de péché, pleine de femmes, de courtisanes, de proxénètes, de castrats et de bardaches, au temps où les grands carrosses de cour roulaient sur les dalles plates et où venaient s’ancrer dans le port les rouges galères d’Espagne ?... »

Nous voyons tout cela, en effet, grâce au coup de baguette du magicien. Pourtant, le romancier a beau fouetter son imagination : la ville moderne offusque encore trop les fuyantes visions du passé où s’amuse sa fantaisie. De semblables froissements l’attendent dans les autres villes italiennes, sauf peut-être à Palerme, qu’il a décrite amoureusement. Où donc trouver une cité illustre, toute relevée d’art et de beauté, qui lui épargne ces contacts désagréables et qui, en même temps, lui offre ce qu’il cherche avec passion — l’Italie du XVIIe et du XVIIIe siècle toujours vivante, ou, pour reprendre le titre d’un de ses meilleurs romans, titre véritablement symbolique de son œuvre entière : Le passé vivant ?...

Or cette ville merveilleuse existe : Venise ! Pour Henri de Régnier, on peut même dire qu’il n’existe que Venise, — Venise et ses entours, sa campagne, ses canaux somnolents, ses villas patriciennes, peuplées de statues mythologiques, de grottes et de rocailles, ses petites villes aux nobles architectures palladiennes : Vérone, Bergame, Vicence, — Vicence qui lui a fourni le cadre de l’Illusion héroïque de Tito Bassi, — enfin tous ces brillants ou charmants satellites de la Cité anadyomène...


Venise ! Quelle gageure ! Y a-t-il, au monde, une ville, plus banalisée par les touristes, plus fatiguée par la description littéraire ! Comment rajeunir ce lieu commun descriptif et sentimental ? Comment découvrir du nouveau dans ce « déjà vu, » — qu’on a même trop vu ? M. Henri de Régnier l’a tenté, et il y a réussi. Pour lui, ce n’est plus une gageure, c’est la chose la plus naturelle du monde. Très simplement, sans embarras ni grands mots, — sans se mettre, comme on dit, en habit pour la circonstance, — il nous a dépeint une Venise neuve, marquée du