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Encore une fois, je rappelle ce trait sans la moindre arrière-pensée de blâme. Le romancier est libre de se tailler un monde au gré de sa fantaisie, et, si par scrupule d’artiste attentif à la qualité de sa matière, à la pureté de la couleur et de la ligne, il rejette tels sujets comme impurs ou vulgaires, ou seulement comme contraires à son esthétique, on ne peut qu’approuver en lui une conscience si délicate, ou un si juste sentiment de ses limites.

Il faut se hâter d’ailleurs d’ajouter que, dans ce sujet volontairement restreint, Henri de Régnier a su découvrir des richesses insoupçonnées. Le cadre un peu fermé de ses châteaux et de ses jardins, de ses palais et de ses villes esthétiques, renferme un peuple de personnages, dont les silhouettes ou les âmes sont aussi vivantes que leurs costumes et leurs gestes sont pittoresques. A côté de ses grands seigneurs, de ses hobereaux, de ses comtesses d’Escarbagnas, il a des médecins, des apothicaires, des militaires, des abbés, des évêques, des comédiens, des courtisanes, qui toutes et tous portent la marque de leur temps et qui, cependant, semblent d’hier ou d’aujourd’hui, tellement le romancier les a dessinés avec amour. Il n’oublie même point, parmi eux, ceux qui paraissent les plus ternes et les plus incolores, de même qu’il n’oublie pas dans la description de ses gentilhommières, l’office, la cuisine, l’écurie, voire la garde-robe, ou encore l’herboristerie qu’emplit l’odeur fade des linges à compresses ou des simples desséchés. Il arrive même que ces personnages de physionomie ingrate prennent, à de certains moments, sous sa plume, un relief singulier et, par la magie du poète, se haussent presque jusqu’au mythe et jusqu’au symbole.

Tel est le vieux monsieur Le Mélier, ancien avocat au Parlement, qui, retiré à la campagne, n’a plus d’autre distraction que de juger des procès imaginaires, ou de jouer de la vielle pour lui tout seul. Un soir de fête rustique, on le trouve sur le pré, faisant danser les valets et les paysans... « C’était M. Le Mélier qui menait le branle. Grimpé sur un tonneau enrubanné et enguirlandé de lierre, le grave magistrat jouait de la vielle infatigablement. Il marquait la mesure du pied et de la tête, tandis qu’autour de lui les couples se trémoussaient, et, dans la nuit toute claire de flambeaux, on entendait sur le sol le bruit des sabots et des gros souliers se mêler dans l’air au grondement du bourdon et au nasillement de la niargue. Et