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poussé leurs premières feuilles, ne soient pas aussitôt grillés par le soleil. Ces noirs, peu surveillés, avaient affaire à un si bon maître, qu’ils lui demeurèrent fidèles fort longtemps. Celui-ci trouvait seulement qu’ils perdaient de longues heures à se rendre, chaque jour, de l’ermitage au ksar de l’oasis, et à revenir. Il aurait voulu les retenir et les nourrir à l’ermitage. Les noirs ne demandaient pas mieux. Ils n’étaient sûrement pas habitués à une cuisine délicate, ni même à manger à leur faim : mais quand ils eurent partagé le repas du Père de Foucauld, plusieurs jours de suite, ils déclarèrent qu’ils pourraient mourir à ce régime-là, mais non pas vivre, car le marabout déjeunait d’un morceau de pain d’orge trempé dans une décoction d’une plante saharienne, qu’on appelle innocemment « le thé du désert, » et le soir, il dînait d’un bol du même thé, auquel il ajoutait un peu de lait condensé. Les Harratins restèrent jardiniers externes. Peu à peu, leur travail améliora le terrain, et rendit judicieuse la distribution des eaux. Il y eut, dans le sable, de jeunes palmiers, quelques figuiers en espérance et de même des oliviers, des pieds de vigne. Après des années, le nom de jardin, donné dès le début à ces essais de culture, commencera d’être mérité. Mais à ce moment, comme on le verra, le Père de Foucauld aura quitté Béni Abbès, pour n’y revenir qu’à de rares intervalles.

En quelques occasions. Frère Charles acceptait l’invitation, que lui adressaient fréquemment les officiers, ses camarades, et sortait de la clôture pour aller dîner avec eux au bordj. Il ne le faisait guère que pour saluer au passage un chef saharien, comme Laperrine ou Lyautey, ou encore un savant envoyé en mission dans ce pays désolé, mais qui mène à tout, et où pourront un jour s’entrecroiser, comme à un carrefour prodigieux, toutes les richesses de l’Afrique. Ces soirs-là, il s’asseyait, non aux places d’honneur, mais à la dernière place, à côté du plus jeune officier. On essayait de le faire parler, et on ne manquait pas de l’interroger sur ce Maroc tout proche qu’il était seul à bien connaître. Mais la crainte de l’orgueil le rendait muet sur ce sujet. Sur tout le reste il répondait, sans entretenir la conversation. Sa vocation était le silence, l’effacement, la retraite. Il ne consentait à paraître, dans un cercle d’hommes du monde, que pour ne pas manquer aux règles de la courtoisie, ou, en quelque sorte, de la discipline de son ancien métier. Le récit des événements militaires l’intéressait au plus haut point. Frère