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Les lacets se multiplient. Sur le chemin taillé dans le roc, et sans parapets, descendent ou grimpent des files de chameaux de bât, des attelages, des cavaliers, des piétons. En cinq heures, on arrive au col de Beilan, lieu fameux par où passèrent tous les envahisseurs de cette partie de l’Asie : les Assyriens, les armées de Darius et celles d’Alexandre, les armées romaines, celles des Sultans arabes, celles des Croisés quand ils cherchaient la plaine où est Antioche. Les ruines des châteaux forts du moyen âge servent encore de carrière aux gens de la contrée. On s’arrête à Beilan, frontière entre les vilayets d’Alep et d’Adana, car il y a là un poste de douaniers turcs. Et c’est là que les voyageurs qui viennent du large des terres, et prétendent aller à la côte, doivent remettre aux zaptiés leurs armes, ou, tout au moins, comme les Kurdes et les Circassiens n’y manquent guère, plonger et cacher leur pistolet ou leur poignard entre les plis de la ceinture. Quand on a traversé le village, on commence de descendre. Les ponts, jetés sur les torrents, sont moins sûrs que les gués.

On ne quitte la route d’Alep qu’au bas de la montagne, pour prendre, à gauche, une simple piste, tracée parmi les forêts, les landes ou les cultures, qui ne s’écarte guère des dernières pentes de l’Amanus et en contourne les éperons. Après une longue marche, on parvient à un endroit où la montagne est largement entaillée. Là se trouve la petite ville d’Akbès, avec la mission des Lazaristes. Les voyageurs, comme Frère Albéric et son compagnon, qui veulent se rendre à la Trappe de Cheiklé, s’engagent alors dans le ravin, y montent pendant deux heures, et redescendent un peu, pour gagner le fond d’une haute vallée tout à fait admirable de forme et de décor [1].

Imaginez un cirque de montagnes qui l’enveloppent, et sont toutes couvertes de forêts de grands pins parasols, sous lesquels poussent des chênes et d’autres arbres et arbustes. Elle-même est cultivée, labourée, semée comme une campagne de France ou d’Italie, puisqu’il y a des moines de Saint-Bernard dans ce coin sauvage de la Turquie. Des sources jaillissantes l’arrosent, forment un ruisseau qui a fini par couper une paroi de la montagne, et descend en cascades. Par cette coupure étroite, on aperçoit, au loin, la plaine indéfinie de Killis et d’Alep. C’est la

  1. Il fallait dix-huit heures de cheval pour aller d’Alexandrette au monastère.