Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mode et le rival heureux des Ceulen et des van der Helst, tandis que toutes nos prédilections vont aux œuvres de son âge mûr et de sa toute-puissante vieillesse, à l’auteur de la deuxième Leçon d’anatomie, — cette épave d’un tableau brûlé, combien plus admirable que le trop fameux tableau de La Haye ! — au poète souverain du Portrait de Titus ou du Portrait de son frère, ou du Guerrier sublime, du divin Galahad du musée de Glasgow.

Je reviendrai dans un moment sur quelques-uns de ces tableaux ; mais comment ne pas s’arrêter tout de suite devant cette étonnante Leçon d’anatomie, chef-d’œuvre mutilé, perdu dans un coin du musée d’Amsterdam, et qui sort désormais de l’ombre, à la lumière de cette exposition, pour devenir une des œuvres les plus significatives de Rembrandt ? Nulle part le génie prodigieux du maître n’éclate comme dans l’invention de ce cadavre solennel, d’une forme sévère exactement pyramidale ; jamais le grand dessinateur n’a construit une figure d’un modelé plus imposant que ce raccourci, d’une science à faire envie à Michel-Ange ; jamais le magicien des ténèbres n’a fait flotter autour d’une forme un crépuscule plus mystérieux que ce demi-jour grisâtre, qui prête un sens presque surhumain à la chose sans nom et au « je ne sais quoi » qu’il étale sous nos yeux ; jamais son idéal spécial ne s’est exprimé avec plus de force que dans cette scène d’horreur, si bien qu’il fait planer sur ce mort comme une sérénité sacrée, et qu’il trouve moyen de donner à ce sujet d’amphithéâtre la majesté d’une Descente de croix ou d’une Mise au tombeau. Nous arrivons, au bout de trois siècles, à comprendre la beauté de ces œuvres suprêmes : il n’a pas fallu moins de temps au goût pour faire le chemin que le génie de ce grand homme a parcouru en cinquante ans.

Ce qui arrive pour l’intelligence de Hals et de Rembrandt, se passe également pour l’ensemble de l’école. Le passé n’est pas plus fixe que le présent ; nous le croyons figé dans l’immobilité des musées : en réalité, il change de figure à mesure que nous vivons nous-mêmes. C’est un paysage qui se transforme quand le promeneur se déplace : des parties disparaissent à chaque tour de volant, de nouveaux horizons surgissent. Il fut un temps où ce qu’il y avait de plus célèbre en Hollande, c’étaient les œuvres de van der Helst et celles de Paul Potter : elles sont absentes de l’exposition, et on ne songe pas à s’en plaindre. En revanche, voici une Nature morte de Willem Kalff, un des peintres que la mode regarde désormais comme les plus « importants, » et que les initiés égalent à un Cézanne. Une surprise, c’est encore l’admirable Marché aux poissons d’Emmanuel de Witte,