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étudiée à fond, — qu’il n’a exercé aucune influence directe sur Lessius, sur Schleiermacher, sur Strauss, sur Baur, sur Ritschl et sur Harnack, il n’en est pas moins pour quelque chose dans le mouvement de pensée qui, de l’un à l’autre de ces théologiens, les a successivement poussés à se proclamer d’autant plus fortement « chrétiens » qu’ils niaient plus énergiquement ce que l’on considérait naguère comme la substance même de la « vérité » chrétienne [1]. C’est Rousseau qui a, sinon créé, tout au moins popularisé et rendu pratiquement possible l’état d’esprit qui, en Allemagne, en Suisse et en France, a fait la fortune du protestantisme libéral. A partir de Rousseau, il sera admis, parmi un nombre croissant de protestants, qu’il suffira, pour se dire chrétien, quel que soit le « contenu, » et fùt-il entièrement négatif, de sa croyance, de conserver un minimum d’esprit, ou plutôt de sentiment religieux, et de s’exprimer avec un certain respect sur le compte de Jésus. « Nous vivons, disait Renan, de l’ombre d’une ombre, du parfum d’un vase vide. » Jean-Jacques aura contribué à épuiser le vase, mais il aura entretenu le parfum.

Il l’a même si bien entretenu que les catholiques, — chose assez paradoxale, quand on songe à toutes ses critiques du « romanisme, » — lui sont, à cet égard, plus redevables peut-être encore que les protestants. Non pas, bien entendu, que les objections, les réfutations et les anathèmes lui aient manqué de ce côté-là. Comme il était trop naturel, la publication de l’Emile avait provoqué une véritable explosion de passion théologique. « Si l’on excepte le scandale causé par la Vie de Jésus, dit très bien Maurice Masson, il n’y a peut-être pas eu, dans le monde catholique français, d’émotion comparable à celle-là. » Et cependant, de très bonne heure, dans ce monde même, les réserves officielles une fois faites, on éprouva quelque indulgence, et même quelque tendresse, pour Rousseau. Un de ses correspondants, Seguier de Saint-Brisson, lui écrivait en 1765 : « Les dévots mêmes vous chérissent. Quand je vous dirai... que l’archevêque de Paris a été très fâché, même avant votre Lettre, des horribles épithètes que l’on vous avait données dans son mandement ! qu’un dévot célèbre m’écrivait l’autre jour, en vous comparant, je ne sais pourquoi, à Voltaire, qu’il vous

  1. Voyez là-dessus les belles études de M. Georges Goyau sur l’Allemagne religieuse : le Protestantisme (Paris, Perrin, 1898)