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suivre le mouvement du discours ; et vous reconnaîtrez que ce flot de lave brûlante, s’il charrie quelques scories abstraites, n’en est ni retardé, ni arrêté dans son cours.

Cette flamme qu’il porte en lui, et qui a réduit en cendres tant de préjugés qui passaient pour respectables, Jean-Jacques ; lui-même a essayé, vainement d’ailleurs, sinon de l’éteindre, tout au moins d’en circonscrire les ravages. Après Brunetière, après M. Lanson, Maurice Masson a très bien montré que ce révolutionnaire né aboutissait, sur toutes les questions, à des conclusions très prudemment conservatrices. Brunetière qui, dans son Manuel, a, en quelques lumineuses formules, si fortement analysé la psychologie de Rousseau, y signalait déjà ce « caractère de sa dialectique ou de sa rhétorique, qui est d’exprimer éloquemment des paradoxes agressifs, pour en atténuer aussitôt les conséquences [1]. » M. Lanson, dans sa Littérature française, puis dans une excellente conférence sur l’Unité de la pensée de Rousseau, a développé une idée analogue. Maurice Masson expliquait cette disposition permanente d’esprit par un grand fond de paresse, de timidité et de résignation. L’explication est très plausible ; je ne sais pourtant si elle est suffisante. Il est certain que la volonté n’était point la faculté maîtresse de Jean-Jacques : il était né pour rêver plutôt que pour agir, et la vie décousue qu’il a menée, au gré des circonstances extérieures, n’était pas faite pour lui donner le goût de l’effort. D’autre part, il était timide, et, ajouterais-je volontiers, de cette timidité particulière aux hommes du peuple, et qui si souvent les paralyse, non seulement dans les salons où ils s’introduisent, mais encore dans les conjonctures les plus humbles de leur existence quotidienne. Rousseau, fils d’un petit horloger de Genève, s’est toujours senti gauche et dépaysé dans les brillantes compagnies mondaines, et, de bonne heure, il y a pris l’habitude de ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée, et d’en réprimer les audaces. Provincial avec cela, et même étranger, il manquait d’aisance, d’assurance et de confiance en soi, et ses propos imprimés comme ses propos parlés se ressentaient de cette contrainte... Toutes ces observations sont parfaitement

  1. Brunetière, Manuel de l’Histoire de la Littérature française, p. 336. — Cf. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 763-169, et l’Unité de la pensée de Rousseau dans les Annales J.-J. Rousseau, t. VIII ; — et Pierre-Maurice Masson, Comment connaître Jean-Jacques (Revue des Deux Mondes du 15 juin 1912).