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les poètes de la tradition classique, — un Virgile, un Dante, un Corneille, un Hugo, — l’armature logique, le don de voir et de rendre des ensembles n’ont pas disparu. Rousseau, lui, n’est pas un Latin ; sa forme et son mode de pensée l’apparentent bien plutôt aux poètes ou penseurs de race germanique, — un Shakspeare, un Carlyle, un Schiller, un Hegel, — et « l’identité des contradictoires » est une formule dont sa philosophie et son tempérament se seraient également bien accommodés. C’est peut-être pour cela que son action sur les destinées du romantisme allemand ou anglo-saxon a été presque aussi considérable que sur la formation du romantisme français.

Est-ce à dire que tout soit contradiction en lui, et que sa puissance soit faite de son incohérence même ? Il y aurait quelque paradoxe, et même quelque impertinence, à le prétendre. ; Assurément, les contradictions abondent dans son œuvre, et ce serait un jeu facile, et un peu puéril, — auquel la critique ne s’est pas toujours suffisamment dérobée, — que de les dénombrer. Mais, à prendre les choses d’un peu haut, et si l’on fait abstraction de maintes vues de détail, de cet amas de contradictions il se dégage quelques points fixes et d’incontestables directions générales. Ici encore, les conclusions de Maurice Masson me paraissent la justesse et la profondeur mêmes. « Les formules de Jean-Jacques, écrit-il, en dépit de leurs contradictions verbales, se retrouvent le plus souvent d’accord, lorsqu’on les replace dans leur courant sentimental. » Et encore : « A travers toutes ces incohérences partielles, dont plusieurs, mais pas toutes, sont inconscientes, il y a une unité profonde, qu’il n’est point difficile d’apercevoir, il y a un élan commun qui emporte le tout. » C’est cela même. Pour bien entendre Jean-Jacques, pour se rendre exactement compte de l’action qu’il a eue sur les âmes, il faut, en quelque sorte, transposer tout ce qu’il dit de l’ordre de l’intelligence dans l’ordre du sentiment. A le lire pharisaïquement, si je puis dire, en analystes, en rhéteurs, phrase par phrase et syllogisme par syllogisme, les pauvretés de raisonnement, les contradictions éclatent à chaque ligne, impatientent ou font sourire. Mais laissez-vous prendre à l’accent de cette évidente éloquence ; faites taire les objections de la logique vulgaire ; oubliez la lettre pour saisir l’esprit, pour écouter le chant intérieur, pour