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s’offre à moi qu’isolé, et qu’au lieu de lier mes idées dans les lettres, j’use d’une charlatanerie de transitions, qui vous en impose tous les premiers, à tous vous autres, grands philosophes ? C’est à cause de cela que je me suis mis à vous mépriser, voyant bien que je ne pouvais pas vous atteindre.


Et Maurice Masson rapproche avec raison ce texte précieux des aveux que, vers la même époque (1761), Rousseau consignait dans ses carnets de notes :


Il y confessait qu’ « il avait du plaisir à méditer, chercher, inventer, » mais que « mettre en ordre » lui était odieux, parce que « les idées ne se liaient pas bien dans sa tête » : « Je jette, disait-il, mes pensées éparses et sans suite sur des chiffons de papier, je couds ensuite tout cela tant bien que mal, et c’est ainsi que je fais un livre [1]. Jugez quel livre ! » Quand il constate avec finesse « que rien ne s’offre à lui qu’isolé, » il veut dire qu’il a des intuitions vives, mais qu’il ne parvient pas à les dominer pour les organiser.


Que tout cela est bien vu et bien dit, et va loin, si l’on y songe, dans l’étude de la structure mentale du grand écrivain ! Grand écrivain, oui, certes ; mais logicien, non pas. Voir les choses isolément, fragmentairement, sporadiquement, au lieu de les saisir dans leur dépendance mutuelle et de les concevoir comme les parties successives d’un tout continu ; être incapable de « lier ses idées » et en former des assemblages artificiels ; avoir des « intuitions vives, » mais des intuitions qu’on est impuissant à « dominer, » à « organiser, » à systématiser, c’est procéder à la manière non pas d’un logicien, mais d’un poète. Poète, Rousseau l’est par ses qualités, comme par ses défauts, par toutes les fibres de son être. Il ne raisonne pas, il sent, il imagine : il est à la merci des impressions multiples qui l’assaillent, dont l’incohérence ne lui est pas douloureuse, et qu’il exprime fortement, mais pêle-mêle, et qu’il assemble « tant bien que mal. » Et peut-être même n’est-ce pas assez dire. Car enfin, chez

  1. On notera une disposition analogue chez Renan : « Avant tout, disait Taine, c’est un homme passionné, obsédé de ses idées, obsédé nerveusement. Il marchait dans ma chambre comme dans une cage, avec le geste, le ton bref, saccadé de l’invention sursautante... Il ne va pas d’une vérité précisée à une autre. Il tâte, palpe, il a des impressions, ce mot dit tout... Il n’a pas de système, mais des aperçus, des sensations... Son procédé pour écrire est de jeter des bouts de phrases, des bouts de paragraphes par-ci, par-là. Quand il est arrivé à la sensation d’ensemble, il soude et fait le tout. » (II. Taine, sa vie et sa-correspondance, t. III, p. 242-244).