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seulement : « Un élève de Paladilhe, » Mon maître, mis dans le secret, appuya ma requête, et du Locle accorda le changement de jour imploré. Ce fut le plus beau jeudi de ma vie scolaire. Il me semblait que l’œuvre était exécutée pour moi seul. Tous les détails de cette exécution me demeurent présents. J’entends encore les deux voix incomparables, — ou seulement comparables entre elles, étant égales en magnificence, — le soprano de la Stolz et le contralto de la Waldmann, se fondre dans le savoureux unisson de l’Agnus Dei. Un autre souvenir, d’un ordre différent, mais non moins vif, me reste aussi : la présence, dans une loge, de Croizette, la belle comédienne du Théâtre-Français, pour laquelle il n’y avait pas dans Paris un lycéen qui ne sentit battre son cœur. Sa vue, et son voisinage, ce jour-là, mit le comble à ma félicité. Enfin, quel chef, quel maitre m’apparut pour la première fois au pupitre en la personne de Verdi ! Quelle force avait son geste, et ses yeux quelle flamme ! Où donc ai-je lu cette pensée : « Notre prunelle dit quelle qualité d’homme il y a en nous. » La qualité de cet homme-là, je ne pouvais même pas la pressentir encore. Je ne savais pas qu’il me serait donné, quinze ou vingt ans après, de l’éprouver et de la comprendre ; je ne devinais pas l’admiration que m’inspireraient les deux œuvres suprêmes de l’illustre musicien et l’honneur que me ferait son amitié.

Le concert, le théâtre, était encore pour moi divertissement rare. Mais dans l’habitude de notre vie familiale, la musique avait tenu de tout temps une grande place. Modeste musique d’ « amateurs, » par où j’entends, sans nul dédain, un petit nombre d’exécutants et d’auditeurs que possédait vraiment son amour. Deux fois par mois, le samedi soir, on « faisait des quatuors » à la maison. Mon père était l’âme de ces réunions sans apprêt : âme grave, un peu sévère même, et rigide à force de droiture, mais humble avec sincérité. Violoniste passable, il se déclarait et se jugeait médiocre, tout au plus. Il me racontait volontiers l’histoire d’un fameux virtuose qui donnait des leçons de violon à un roi et lui fit un jour ce compliment : « Sire, les violonistes peuvent se diviser en trois classes : ceux qui ne jouent pas du tout, ceux qui jouent mal, et ceux qui jouent bien. Votre Majesté s’est déjà élevée jusqu’à la seconde classe. » C’est dans celle-là que mon père se rangeait. Seul, le premier violon de notre quatuor était tenu par un artiste véritable,