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vingt-cinq ans, mes douze ans à moi le regardaient et surtout l’écoutaient comme un grand, très grand frère, un frère inspiré. Parmi les mélodies qu’il écrivait alors, compagnes et presque sœurs de ma première adolescence, il en est une surtout dont je ressens encore le vieil et toujours nouvel enchantement. « Levati, sol, che la luna è levata. » Sur ce texte italien, Mme Viardot avait, disait-on, mis au concours, entre amis, la composition d’une mélodie à l’italienne, entendez par là, comme elle faisait elle-même, dans le style des grands Italiens d’autrefois. Celle de Fauré l’emporta sur les autres. L’inspiration plus encore que l’imitation y était sensible. J’éprouvai tout de suite pour ce chant une prédilection passionnée. Il me paraissait d’abord admirable en lui-même. Et puis c’était l’Italie, toute l’Italie, inconnue mais rêvée, dont je croyais en lui reconnaître la voix et l’appel même. Je n’ai jamais cessé d’en éprouver le charme. Pour le jeune homme qui venait de l’écrire et pour l’enfant qui l’écoutait avec délices, je lui sais gré d’avoir tenu toutes ses promesses : la renommée pour l’un ; pour l’autre une mutuelle et longue amitié. De là vient que je ne peux jamais l’entendre sans un obscur désir de larmes.

Cette année-là, nous revînmes à Paris pour la rentrée des classes. Ma mère, trop modeste, ne se croyant pas capable de continuer mon éducation musicale, on me donna pour maitre un professeur de l’excellente école Niedermeyer. Il s’appelait Laussel. J’ai conservé de ses leçons un souvenir très vif. Sans aller jusqu’à me battre, à la moindre faute, il me prenait par le col de ma veste et me secouait rudement. Mais je lui pardonnais, bien plus j’admirais presque ses fureurs. Elles me semblaient, ce qu’elles étaient en réalité, l’effet d’une passion, d’un enthousiasme pour la musique, où je voyais quelque chose de sacré. Grand, svelte, avec ses yeux de flamme, sa chevelure fauve en désordre et sa voix tonnante, je trouvais, en bon élève de quatrième, épris de mythologie, que j’étais alors, je trouvais à mon maître irrité, mais superbe, des airs d’Apollon Pythien. Un jour, à la fin de la leçon, il demanda mon père et, d’un ton menaçant, il le somma de m’enlever tout de suite à mes études littéraires pour me consacrer à la seule musique. Au nom des droits supérieurs de l’art, il en appelait au sentiment du devoir et de la responsabilité paternelle. Son appel ne fut point entendu. Fût-ce pour Bach et Mozart, mon père ne me permit