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A Darmstadt, le Grand-Duc lui a demandé de se rendre à Pétrograd pour conseiller au Tsar de conclure la paix sans retard ; il affirmait que l’empereur Guillaume est prêt à consentir, au profit de la Russie, des conditions très avantageuses ; il insinuait même que l’Angleterre a déjà fait une ouverture à la chancellerie de Berlin pour une entente séparée ; il concluait qu’une réconciliation de la Russie et de l’Allemagne est nécessaire au maintien du principe dynastique en Europe. Certes, il ne pouvait mieux s’adresser qu’à Marie-Alexandrowna, dont l’imagination prit feu instantanément ; elle se voyait déjà nouant les saintes alliances d’autrefois, sauvant ainsi le tsarisme et, du même coup, rendant la paix au monde.

Pour plus de précision, le Grand-Duc lui a dicté en anglais tout ce qu’il venait de lui dire et, séance tenante, elle a traduit ce texte en français : le document était destiné à Sazonow. Le Grand-Duc a remis ensuite à Marie-Alexandrowna deux lettres autographes, adressées l’une à l’Empereur et l’autre à l’Impératrice. La première de ces lettres ne faisait que résumer en termes amicaux et pressants la note destinée à Sazonow. La seconde lettre, d’un ton plus affectueux encore, invoquait les sentiments les plus intimes de l’Impératrice, tous ses souvenirs de famille et de jeunesse ; voici la dernière phrase : « Je sais combien tu es devenue Russe ; je ne peux croire néanmoins que l’Allemagne soit effacée de ton cœur allemand. » Aucune des deux lettres n’était close, afin que Sazonow pût les lire au passage, en même temps que la note.

Dès le lendemain, Mlle Wassiltchikow, munie d’un passeport allemand, est partie pour Pétrograd par Berlin, Copenhague et Stockholm.

Aussitôt arrivée, elle s’est rendue chez Sazonow qui, fort surpris, l’a reçue immédiatement. Lorsqu’il a eu en mains la note et les deux lettres, il a exprimé à Marie-Alexandrowna son indignation de ce qu’elle se fût chargée de pareils messages. Devant cet accueil qui renversait toutes ses prévisions, qui détruisait tout l’édifice de ses rêves, elle restait muette et consternée.

Le soir même, Sazonow était à Tsarskoïé-Sélo et faisait son rapport au souverain. Dès les premiers mots, la figure de l’Empereur se crispa d’impatience. Prenant les deux lettres et sans les lire, il les jeta dédaigneusement sur son bureau. Puis, d’une voix agacée, il dit :