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les tsars mourants. Aussitôt, les cloches sonnent le glas ; on allume des cierges ; les popes entonnent les litanies funèbres. Boris meurt. Dès qu’il a rendu l’âme, le peuple se révolte. L’usurpateur, le faux Dimitry, apparaît à cheval. La foule hurlante le suit au Kremlin. Il ne reste plus en scène qu’un vieux mendiant, un simple d’esprit, un yourodivi, qui chante : Pleure, ô ma sainte Russie orthodoxe, pleure ; car tu vas entrer dans les ténèbres !

— Votre prédiction est réconfortante !

Il reprend avec un rictus amer :

— Oh ! nous allons à des événements bien pires encore !

— Pires qu’au temps de Boris Godounow ?

— Oui !... Nous n’aurons même pas l’usurpateur ; nous n’aurons que le peuple révolté et le yourodivi ; nous aurons même beaucoup de yourodivis. Nous n’avons pas dégénéré de nos ancêtres... pour le mysticisme.

Le romancier Tchékhow, l’auteur pénétrant des Moujiks, a très justement noté cette propension du Russe à prendre le ton ironique et ricaneur en face de l’adversité ; il fait dire à un de ses personnages, relégué au fond de la Sibérie : « Quand la destinée t’est mauvaise, méprise-la, moque-toi d’elle ! Sinon, c’est elle qui se moquera de toi. »


XXIV. — FIDÉLITÉ À L’ALLIANCE


Lundi, 27 décembre.

Causant intimement avec Sazonow, je lui signale les nombreux symptômes de lassitude que je constate, de toutes parts, dans l’opinion publique.

— Hier encore, dis-je, en plein club, un des plus hauts dignitaires de la Cour, un de ceux qui approchent le plus souvent l’Empereur, déclarait ouvertement, à deux pas de moi, que la continuation de la guerre est une folie et qu’il faut se hâter de faire la paix.

Sazonow esquisse un geste d’indignation. Puis, avec un bon sourire, il reprend :

— Je vais vous raconter une histoire qui vous fera oublier tout de suite votre mauvaise impression d’hier ; elle vous prouvera que l’Empereur est aussi obstiné que jamais contre l’Allemagne... Voici mon histoire. Depuis plus de trente ans, notre