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Dimanche, 5 décembre.

Nulle société n’est aussi accessible à l’ennui que la société russe ; nulle ne paie à ce fléau moral un si lourd tribut. J’en fais l’observation quotidiennement.

Indolence, atonie, torpeur, désorientation ; gestes de fatigue et bâillements ; réveils en sursaut et impulsions brusques ; promptitude à se lasser de tout ; appétit insatiable de changement ; besoin perpétuel de se distraire et de s’étourdir ; prodigalités folles ; goût des extravagances, de la débauche tapageuse et forcenée ; horreur de la solitude ; échange continu de visites sans motif et de téléphonages inutiles ; excès bizarres de dévotion et de charité ; complaisance aux rêves morbides et aux pressentiments sombres, tous ces traits de caractère et de conduite ne sont que la manifestation multiforme de l’ennui.

Mais, à la différence de ce qui se passe dans nos sociétés occidentales, l’ennui russe me paraît le plus souvent irraisonné, subconscient. Ceux qui l’éprouvent ne l’analysent pas, n’en dissertent pas ; ils ne s’attardent pas, comme les disciples de Chateaubriand ou de Byron, de Senancour ou d’Amiel, à méditer sur le songe incompréhensible de la vie et sur l’inanité de l’effort humain ; ils ne tirent de leur mélancolie aucune jouissance d’orgueil ou de poésie. Leur malaise est beaucoup moins intellectuel qu’organique : c’est un état d’inquiétude vague, de tristesse latente et vide.



Dimanche, 12 décembre.

Prenant le thé chez la Princesse G..., j’y rencontre B..., qui est en veine de pessimisme et de sarcasme :

— Cette guerre, s’écrie-t-il, finira comme Boris Godounow… Vous savez ? l’opéra de Moussorgsky.

Au nom de Boris Godounow, la saisissante figure de Chaliapine se dresse devant mes yeux ; mais je m’efforce vainement de comprendre l’allusion à la guerre actuelle. B... poursuit :

— Vous ne vous rappelez pas les deux derniers tableaux ? Boris, assiégé de remords, devient fou, halluciné, et annonce à ses boyards qu’il va mourir. Il ordonne qu’on lui apporte une robe de moine pour l’ensevelir, comme c’était l’usage alors pour