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volonté qu’il formule, elle acquiesce, elle obéit aussitôt : les idées qu’il lui suggère s’implantent dans son cerveau sans y provoquer la moindre contradiction. Chez le Tsar, la soumission est beaucoup moins passive, beaucoup moins complète. Il croit certes que Grigory est « un homme de Dieu : » il garde néanmoins vis-à-vis de lui une grande part de son libre arbitre ; il ne lui cède jamais du premier mouvement. Cette indépendance relative s’affirme surtout quand le staretz se mêle de la politique. Alors, Nicolas II s’enveloppe de silence et de réserve ; il élude les questions embarrassantes ; il ajourne les réponses décisives ; en tout cas, il ne se soumet qu’après un long débat intérieur, où sa raison naturelle prévaut très souvent. Mais, dans l’ordre moral et religieux, l’Empereur subit profondément l’influence de Raspoutine ; il en tire beaucoup de force et de quiétude, comme il l’avouait naguère à l’un de ses aides de camp, D..., qui l’accompagnait en promenade :

— Je ne m’explique pas, lui disait-il, pourquoi le prince Orlow se montrait aussi acharné contre Raspoutine ; il ne cessait de m’en dire du mal et de me répéter que son amitié m’est funeste. C’est tout le contraire... Ainsi, tenez : quand j’ai une préoccupation, un doute, une contrariété, il me suffit de causer pendant cinq minutes avec Grigory pour me sentir aussitôt raffermi et rassuré. Il trouve toujours à me dire ce que j’ai besoin d’entendre. Et l’effet de ses bonnes paroles persiste en moi pendant plusieurs semaines...



Samedi, 16 octobre.

Après Shakspeare et Balzac, Dostoïewsky est le plus grand évocateur d’âmes, le plus puissant créateur d’êtres imaginaires, l’écrivain qui, par intuition, a le mieux pénétré les secrets de la vie intérieure et de la pathologie morale, le mécanisme des passions, le rôle obscur des forces élémentaires et des instincts profonds, tout ce qu’il y a de fatal, d’occulte et d’inconnaissable dans la nature humaine. En cela, combien il est supérieur à Tolstoï, chez qui l’artiste, le raisonneur, l’apôtre, le prophète, ont trop souvent fait tort au psychologue ! Encore, l’auteur de Crime et Châtiment se défendait-il d’être psychologue, ayant conscience que son génie était fait surtout de clairvoyance, de divination et d’hyperacuité presque maladive de la vision ; il a