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belle humeur, la confiance, l’entrain, que j’ai observés chez l’Empereur, seraient dus en grande partie aux éloges exaltés que l’Impératrice lui prodigue, depuis qu’il se comporte « en véritable autocrate. » Elle lui répète continuellement : « Vous êtes digne désormais de vos plus grands aïeux ; je suis certaine qu’ils sont fiers de vous et que, du haut du Ciel, ils vous bénissent... Maintenant que vous êtes dans la voie ordonnée par la divine Providence, je ne doute plus de notre victoire, aussi bien sûr nos ennemis du dehors que sur ceux du dedans ; vous sauvez à la fois la patrie et le trône... Comme nous avons eu raison d’écouter notre cher Grigory ! Comme ses prières nous sont secourables devant Dieu !... »


J’ai entendu souvent discuter la question de savoir si Raspoutine est sincère dans l’affirmation de ses facultés surnaturelles ou s’il n’est, au fond, qu’un imposteur, un charlatan. Et les avis étaient presque toujours partagés ; car le staretz est plein de contrastes, d’incohérences et de bizarreries. Quant à moi, je ne doute pas de sa sincérité, de son absolue sincérité. Il n’exercerait pas une pareille fascination, s’il n’était personnellement convaincu de ses dons extraordinaires. Sa foi en son pouvoir mystique est le facteur principal de son ascendant. Il est la première dupe de son verbiage et de ses pratiques ; tout au plus y ajoute-t-il quelque forfanterie. Le grand-maître de l’hermétisme, l’ingénieux auteur de la Philosophia sagax, Paracelse, avait déjà très justement aperçu que la force persuasive du thaumaturge a pour condition nécessaire sa propre croyance à son dynamisme : non potest facere quod non credit posse facere ; « il est incapable de faire ce qu’il ne croit pas pouvoir faire... » D’ailleurs, comment Raspoutine ne croirait-il pas qu’une puissance exceptionnelle émane de lui ? Chaque jour, il en fait la preuve par la crédulité de son entourage. Quand, pour imposer ses fantaisies à l’Impératrice, il se prétend inspiré de Dieu, l’obéissance immédiate qu’il trouve en elle lui démontre à lui-même la vérité de sa prétention. Ainsi, l’un et l’autre se suggestionnent réciproquement.

Raspoutine exerce-t-il la même domination sur l’Empereur que sur l’Impératrice ? — Non, et la différence est sensible.

Alexandra-Féodorowna vit, à l’égard du staretz, dans une sorte d’hypnose. Quelque opinion qu’il exprime, quelque