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de ses aides de camp, ce que signifiait cette décision inattendue.

Quelques heures plus tard, Orlow apprenait que l’Empereur qui se disposait à partir pour le Grand-Quartier général, venait de rayer son nom sur la liste des personnes appelées à prendre place dans le train de Sa Majesté ; il en a conclu aisément que Nicolas II ne désirait pas le revoir. Avec une dignité parfaite, il s’est abstenu de toute plainte, de toute récrimination, et il s’est mis en route pour Tiflis.

Mais, avant de s’éloigner, il a voulu libérer sa conscience. Dans une lettre adressée au comte Fréedericksz, Ministre de la Cour, il a supplié ce vieux serviteur d’ouvrir les yeux du souverain sur le rôle abominable de Raspoutine et de ses complices, qu’il a dénoncés expressément comme des agents de l’Allemagne ; il a même eu le courage de terminer sa lettre par ce cri d’alarme : « L’Empereur n’a plus un jour à perdre pour s’affranchir des forces occultes qui l’oppriment. Sinon, avant peu, c’en sera fini des Romanow et de la Russie. »



Mercredi, 15 septembre.

Ce soir, je dîne, dans une maison neutre, avec Maxime Kovalewsky, Milioukow, Maklakow, Chingarew, l’état-major et l’élite du parti libéral. En d’autres pays, ce dîner eût été la chose la plus naturelle. Ici, la séparation entre le monde officiel et les éléments progressistes est si profonde que je m’attends à être fort critiqué dans les milieux bien pensants. Et pourtant, ces hommes, d’une impeccable probité, d’une haute culture, ne sont rien moins que révolutionnaires ; tout leur idéal politique se résume dans la monarchie constitutionnelle. C’est ainsi que Milioukow, le grand historien de la Civilisation russe, a pu dire, au temps de la première Douma : « Nous ne sommes pas l’opposition contre Sa Majesté, mais l’opposition de Sa Majesté. »

Lorsque j’arrive, je les trouve tous réunis autour de Kovalewsky, parlant avec animation, l’air consterné : ils viennent en effet d’apprendre que le Gouvernement a résolu de proroger la Douma. Ainsi, les belles espérances qu’on avait conçues, il y a six semaines, au début de la session, sont déjà réduites à néant ; le contrôle de la représentation nationale a vécu ; l’institution d’un ministère responsable n’est plus qu’une chimère ; c’est le « Bloc noir » qui l’emporte ; c’est le triomphe du pouvoir