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étaient loin de nous, les grandes parades officielles du temps de paix. On ne voyait plus nulle part les trois présidents, l’un la poitrine barrée du cordon rouge, les deux autres ornés de leur écharpe tricolore ; ils sortaient encore souvent ensemble, mais en vestons et en chapeaux mous. Ils se retrouvaient au chevet des blessés ; ils visitaient les régions dévastées ; quelquefois même, ils faisaient tous les trois des voyages aux armées. De temps en temps, le Président du Sénat me disait : « Quand nous menez-vous au front, Deschanel et moi ? » Et, dès que j’avais organisé la tournée, il exultait. Lorsque je l’ai conduit à Thann et à Massevaux, je lui ai procuré, j’en suis sûr, une des grandes joies de sa vie. Je le revois encore, à mes côtés, sur la jolie terrasse de Wesserling, serrant la main à des Alsaciens, vétérans de 70, et saluant de vieux drapeaux, restés cachés pendant quarante-quatre ans. Il était déjà presque aussi heureux qu’il devait l’être à Metz, à Colmar et à Strasbourg, après l’armistice, aux jours merveilleux de décembre 1918.

Mais c’est dans mon cabinet que j’ai le mieux appris à le connaître et à l’estimer. Il venait me voir régulièrement une fois ou deux par semaine, pour se renseigner sur les événements diplomatiques et militaires. Chaque fois que j’ai eu à lui demander un avis, la réponse qu’il m’a faite était celle que commandait le patriotisme. Implacable contre la trahison, impitoyable contre le défaitisme, inexorable contre les fantaisies et le dilettantisme des politiciens, il n’admettait ni les manœuvres pacifistes, ni les compromissions, ni les défaillances. A certains jours, lorsque les choses semblaient aller mal, son inquiétude se trahissait dans des gestes nerveux, dans des interrogations plus pressantes qu’à l’ordinaire ou dans de longs silences qui coupaient sa conversation. Mais il essayait de me cacher ses appréhensions et je crois qu’il ne se les avouait pas à lui-même. Il les eût considérées comme les marques d’une faiblesse coupable. Il se raidissait contre la fortune et regardait certainement comme un devoir de sa charge de donner l’exemple de la fermeté et de répandre la confiance autour de lui.

Au Sénat, s’il rencontrait, par hasard, un pessimiste, il fonçait sur lui. Un jour, préoccupé de certaines intrigues de couloirs, j’avais, dans un discours, adjuré mes auditeurs de dépister et de démasquer les calomnies allemandes qui se glissaient dans l’ombre sous des traits hypocrites, de prendre au collet les semeurs de découragement et les marchands de fausses nouvelles, et de leur répéter, comme Démosthène à Eschine : « Celui qui trouve un profit du même côté que