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poétique dans la rêverie, de plus subtil et de plus nuancé dans l’analyse et dans l’observation, y prend forme et corps, en des êtres où se reconnaît à jamais l’angoisse humaine.

Dernier tableau. Une chapelle de couvent dans un vieux monastère, quelque part en Suisse. Le Père Eberhardt, sorte de moine du moyen âge, traduit, en son langage rude et naïf, une vérité dont il paraît que Dagrenat ne s’était pas encore avisé : c’est que de tous les drames le plus beau, le plus poignant, écouté depuis des siècles avec la même ferveur, c’est la messe. Une péripétie et une victime, des costumes et un décor, des acteurs et un public, n’est-ce pas là tous les éléments d’un drame ? Et quel drame ! Celui de l’infinie pitié et du divin sacrifice. Ce caractère de la messe, considérée comme un drame sacré, a été bien des fois mis en lumière, et il est un peu surprenant que l’explication semble neuve à un esprit aussi cultivé que Dagrenat. Mais nous savons tous qu’à certains jours des idées, auxquelles nous ne faisions pas attention, nous frappent d’une clarté soudaine et prennent à nos yeux le sens d’une révélation.

D’un casino à une chapelle, en passant par la scène du Théâtre-Français, M. de Curel ne ménage pas les transitions. Comme Félix Dagrenat, il conduit sa pièce jusqu’au lyrisme. Du moins a-t-il rempli son dessein, qui était de nous proposer une définition du génie. Des méandres qu’elle décrit et des voiles dont elle s’enveloppe, sa pensée se dégage très nettement. Pourquoi faut-il qu’il ait confié à l’odieux Pergain le rôle du raisonneur ? C’est Pergain qui nous dira, en des termes d’une vulgarité déplorable : « A vous entendre, les imbéciles qui composent le troupeau humain, riches, pauvres, travailleurs, oisifs, mâles et femelles, nous ne servons qu’à une chose : donner le jour, de loin en loin, à l’homme de génie... Mais le peuple, monsieur, vous rira au nez. Racontez-lui que vous appartenez à la race des surhommes, il demandera si vous êtes sorti d’un œuf pondu sur terre par des anges. Alors quoi ? Il faut se rendre à l’évidence. Les génies ont un papa et une maman, ils grandissent à un foyer, au milieu des frères et des sœurs ; ils étaient à l’école avec des petits camarades ; ils s’instruisent des bavardages des voisins : leurs esprits sont fabriqués avec les matériaux qui servent à tout le monde... » Il y a dans ce débagoulage une grande part de vrai : c’est que l’homme de génie ne se sépare ni de son milieu, ni de son temps, qu’il est représentatif de la foule, et non différent, et qu’il ne lui est supérieur que par l’intensité même avec laquelle il résume et exprime la pensée et le sentiment collectifs.