l’abjection. On finit par le recueillir à l’asile des vieillards. Comme il est un des moins âgés, on lui fait faire dans le jardin quelques menues besognes. Un jour, il dit à ses camarades :
— Si je meurs bientôt et que les petites viennent me voir, vous leur direz que je m’étais mis à travailler.
Ils le regardèrent sans répondre. Alors il s’expliqua :
— J’ai aussi un brin de conscience. Il n’y a que les petites pour le comprendre…
Il n’osait ajouter :
— Elles me porteraient une chopine.
Il succombe à son tour à une attaque de goutte. Ainsi aucun des trois frères n’était mort en chrétien.
Lola et Chiarina vinrent lui mettre deux bouquets sur son lit, un à sa droite, l’autre à sa gauche. Il n’y avait qu’un cierge ; comme il était de suif, il se tordait à la chaleur de sa flamme rougeâtre, comme s’il avait eu dans sa tige un peu de sang cadavéreux.
Elles priaient à genoux, les mains jointes sur le drap contre leurs bouquets ; et entre les deux jeunes filles, le visage du mort paraissait peu à peu se revêtir de bonté.
Le lendemain, elles cassèrent leurs tirelires et prièrent Modesta d’acheter trois croix égales, pour les planter au cimetière.
Ce qu’il y a de désolation dans une pareille fin, une analyse sommaire est impuissante à le faire sentir. Il y a là trente pages d’une détresse qui serre le cœur. On admirera du moins avec quel tact l’artiste, même dans cette honte, a su mettre quelque chose d’humain. Ce n’est pas le cynisme mystique de Marméladoff, la réhabilitation de l’ivrogne et de la fille, moins encore le pontificat humanitaire du forçat et le sacre de l’angélique galérien Jean Valjean : ce sont des misérables, mais qui ont néanmoins « un brin de conscience » et quelque chose en eux qui n’est pas entièrement indigne de sympathie. Si Tozzi a été touché par la « religion russe, » il y a fait entrer la mesure latine.
Je souhaiterais aussi qu’en dépit du déchet que fait subir le passage d’un texte dans une langue étrangère, le lecteur eût pu deviner quelque chose du style de Tozzi : la ligne, la pureté toute classique de la syntaxe, l’absence d’épithètes, la sobriété, le sérieux et le poids de la phrase. Depuis le temps où le vieil Hortensius, sous les ombrages de Tusculum, discourait avec Cicéron