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d’art, l’auteur est-il parvenu à lui donner quelque intérêt ? On lui a reproché d’entrer brusquement en matière et d’avoir supprimé toute explication. Dès les trois premières pages, nous sommes au courant : nous connaissons le trio Gambi et nous savons qu’ils vont porter un faux chèque à la banque. Nous savons qu’ils se soutiennent ainsi depuis trois ans. On voudrait, nous dit-on, connaître leur histoire, savoir par quel chemin ils en sont venus là. Je tiens pour une preuve de goût d’avoir sauté ce préambule et de nous placer en cinquante lignes devant le fait accompli : c’était le seul moyen de le rendre acceptable. C’est ainsi que procèdent le maître de Crime et Châtiment et celui d’Un drame dans le monde. Dans les vingt premières lignes, nous savons que Raskolnikoff sera un assassin et, au bout de dix pages, que Mme de Malhyver est une empoisonneuse. Il ne fallait pas moins d’audace pour faire tolérer ce brelan d’escrocs.

Le drame court à la catastrophe : dès la première minute, elle est inévitable. Les trois frères glissent sans arrêt sur le plan incliné qui les mène à l’abîme. Pas un incident, pas un hors-d’œuvre dans ce récit en ligne droite et qui roule, emporté par la vitesse acquise, sur une trajectoire fatale : une demi-douzaine de personnages, les trois Gambi d’abord, Jules, Nicolas et Henri, puis Modesta, femme de Nicolas, qui tient le ménage de la famille, et deux petites nièces bonnes à marier, Lola et Chiarina, adoptées par charité, et qui sont le meilleur sentiment de ces voleurs et l’unique rayon de joie de la maison ; enfin, le commanditaire et la dupe des libraires, S. E. le chevalier Horace Nicchioli, président de plusieurs sociétés charitables, « bonhomme à la bouche enfantine, toujours en mouvement, et qui baisse la tête pour regarder par-dessus son lorgnon », outre un ou deux comparses, comme il signor Nisard, élève de l’École de Rome, qui prépare une thèse sur Matteo di Giovanni.

Tout ce monde vit avec une énergie intense, gravé en traits inoubliables, dans ce court récit de deux cents pages. Les trois frères sont magnifiques : l’aîné, Nicolas, bon vivant, goguenard, colérique et cordial, le seul du trio qui ait pris femme, et celui qui fait les courses aux environs, à la recherche des « antiquités » ; Jules, l’homme de tête de la bande, le plus intelligent et le plus affiné, celui qui a conçu toute l’affaire, qui fabrique les faux et les porte à la banque ; Henri, le dernier,