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sans mouvement et sans pensée, avec cette faculté bizarre de considérer la vie et son existence même comme une illusion pénible : « Les gens qui l’entouraient agissaient comme dans les songes. » Son père le méprisait. Cet homme dur et brutal, devant qui tout tremblait, avare, violent, parvenu, avait pour son propre à rien de fils le dédain d’un rustre vigoureux pour un enfant chétif ; et il considérait ce rêveur avec haine, comme un incapable qui devait ruiner sa maison. Il ne se trompait pas. À peine mort, ses affaires tombèrent en déconfiture. Il aurait voulu faire de son fils son héritier, lui léguer cette auberge qu’il avait créée de rien et qui était sa gloire. Il regardait de travers cette espèce d’idiot qui voulait étudier, et qui d’ailleurs ne faisait rien. Est-ce qu’il avait eu besoin d’être un savant pour faire fortune ? Mais le petit s’entêtait dans ses lectures et dans ses rêves. Il voulait être artiste, du reste sans succès. Sa croissance morale était lente comme sa croissance physique. « Il était comme une chose qui n’arrive pas à s’expliquer. » Ce milieu grossier l’humiliait. Ainsi, dans le va-et-vient des consommateurs, des cuisiniers et des garçons, dans une perpétuelle odeur de graisse, de vaisselle, de victuailles, de tabac, grandissait cette âme taciturne, et sa mémoire s’emplissait de figures et de types, de tout un personnel de petites gens et de ruraux dont les images se photographiaient dans sa conscience à son insu, et qui venaient poser devant lui, deux fois par jour, aux heures de repas, dans la salle à manger du Pesce azzuro, ornée (c’était bien la peine de vivre au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture siennoise !) d’une paire de chromos représentant les Créateurs de l’Italie et la Bataille d’Adoua.

Comment le jeune homme, sorti de ce milieu inculte, parvint-il à se donner une culture ? C’est seulement plus tard, nous apprend M. Borgese, qu’il refit ses études classiques ; il avait plus de vingt ans quand il apprit le latin. Il découvrait en même temps les vieux auteurs toscans, avec le charme unique de sa petite patrie. Alors il se créa son art. Mais la matière de cet art, sa sensibilité spéciale, son expérience de la vie, c’est dans ces longues années sans joie qu’il les avait élaborées ou plutôt qu’elles s’étaient formées ou déposées en lui. Il n’avait pas fallu moins d’efforts pour cet enfantement. On se figure quelquefois la volupté que ce serait de vivre dans ces jolies villes pleines du passé : il semble que dans un tel décor on n’a, pour être