Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/200

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais ce qui fait le romancier, c’est justement le don de s’intéresser aux formes et aux conditions de la vie ; c’est la faculté d’observer ce qui se passe autour de lui dans un milieu donné. Le vrai romancier est presque toujours un phénomène provincial. Il y a là une sorte de loi aisée à vérifier dans toutes les littératures, comme si le roman avait besoin pour naître de certaines conditions singulières et un peu archaïques, de mœurs particulières, d’habitudes qui ne se trouvent plus dans la fièvre des grandes villes ; il resterait d’ailleurs à savoir si, pour comprendre ce milieu, il n’est pas nécessaire d’avoir pour réactif le contact de la grande ville et de la capitale. Ainsi Balzac ou George Sand n’ont reconnu qu’à Paris le prix des spectacles étonnants qu’ils avaient observés à Saumur ou à Châtellerault.

C’est là, toutes proportions gardées, ce qui est arrivé à Tozzi. Il n’est venu à Rome qu’en 1914. Mais jusqu’alors toute sa vie s’était passée à Sienne. Il nous l’a racontée, cette vie, dans son roman les Yeux fermés, qui n’est que le premier chapitre d’une autobiographie, dont les deux autres devaient s’appeler Il podere et les Souvenirs d’un employé. Fils d’aubergiste, — son père était le patron de la trattoria au Pesce azzuro (le « Poisson bleu » ), que je me souviens d’avoir connue près de la poste, via Cavour, et qui porte aujourd’hui le nom du « Rocher rouge, » — il lui arriva, en effet, après la mort de ce père, d’être réduit pour vivre à un lopin de terre loué 65 francs par mois, et même d’être contraint à se faire cheminot. Ce sont des expériences qui vous marquent un homme. Toute sa vie, même le succès venu, il en gardait encore l’empreinte. Jamais il ne devait être « du monde. » À l’Aragno et au Café de Rome, il préférait le cabaret. Une gêne orgueilleuse répandait sur toute sa personne une nuance de sauvagerie. « Saurai-je jamais baiser la main à une jolie femme ? » confiait-il à un ami, avec une appréhension comique et résignée. Il me rappelle ainsi ce pauvre grand Péguy, mal à l’aise dans un fauteuil, et qui, en vrai paisan, n’était « assis » que sur une chaise.

Sur ses impressions d’enfance, jusque vers la vingtième année, nous avons son propre témoignage. Enfance tardive, souffreteuse, renfermée, assez triste. Il était le dernier de sept enfants morts en bas âge. Sa mère était une créature passive et laborieuse, anéantie devant son mari. Elle avait des convulsions. Le petit Frédéric paraissait malingre et borné. Il passait des heures dans son coin,