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le roman des Trois Croix apprenait à toute l’Italie le nom et le génie de Federigo Tozzi.

Toute la presse a répété cette mélancolique histoire. Dans des articles pleins d’amitié, le brillant critique milanais, M. G.-A. Borgese, révélait au public la perte qu’il venait de faire et le deuil qui frappait les lettres italiennes. Il contait l’existence difficile de son malheureux ami, qui n’eut jamais chez lui une planche de sapin pour servir de bibliothèque ni ne put offrir à sa femme le luxe d’une bonne à tout faire. Il disait ce qui se fondait d’espoirs sur ce talent robuste et vrai, qui semblait promettre un héritier des Manzoni et des Verga. Mais qu’importent, avouons-le, ces questions d’école ? Ce que j’aime de Tozzi, c’est ce qu’il a mis dans ses livres des aspects et de l’âme de sa ville natale et ce que nous y retrouvons de la beauté de Sienne.

Y a-t-il un voyageur qui ait franchi un jour la porte Camollia, en lisant la gracieuse devise : Cor tibi magis Sena pandit, — « C’est mon cœur surtout que je t’ouvre, » — sans en garder au cœur une émotion reconnaissante ? Y a-t-il un visiteur de la ville aux trois collines, entre lesquelles les rues étroites se balancent comme des guirlandes aux chapiteaux de trois colonnes ; y a-t-il un pèlerin du moyen âge italien qui, pour avoir vu, au sommet de l’acropole de Sienne, son immense Dôme inachevé de marbre blanc et noir, ne conserve de cette vision l’image ineffaçable, le souvenir d’un monde d’art, d’un secret de poésie dont Rome et Venise même n’ont pas l’équivalent ? Qui a pu se promener de San Francesco à l’Observance, entre l’oratoire de saint Bernardin et la maison de sainte Catherine, sans comprendre que cette petite ville était un hortus conclusus, une source de merveilleux, un des joyaux spirituels de cette terre [1] ?

C’est pourquoi il me semble qu’une des raisons principales que nous avons d’aimer Tozzi, c’est d’être un romancier local et d’avoir fait sur Sienne ce que tant d’autres ont fait sur Naples, sur Venise et sur Rome. On lui sait gré de s’être plu dans le cadre précieux que lui avait fait la destinée et de n’en avoir pas cherché d’autre. On lui sait gré d’avoir aimé un objet touchant et délaissé, d’avoir parlé mieux que personne

  1. Cf. l’article de T. de Wyzewa sur l’Ame siennoise dans la Revue du 15 mars 1903.