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— Vous n’ignorez pas, monsieur l’ambassadeur, la grave décision que l’Empereur vient de prendre. Hé bien ! qu’en pensez-vous ?... C’est Sa Majesté elle-même qui m’a chargée de vous le demander.

— Cette décision est-elle définitive ?

— Oh oui ! tout à fait.

— En ce cas, mes objections viendraient un peu tard.

— Les Majestés seront bien peinées, si je ne leur rapporte pas d’autre réponse. Elles sont si désireuses de connaître votre opinion !

— Mais comment puis-je émettre une opinion sur une mesure dont les vrais motifs m’échappent ? L’Empereur a dû avoir des motifs de la plus haute importance pour ajouter à tout le fardeau de son travail habituel la terrible responsabilité du commandement militaire... Quels sont ces motifs ?

Ma question la déconcerte. Braquant sur moi des yeux effarés, elle balbutie quelques mots vagues. Puis, d’une voix hésitante, elle me confie :

— L’Empereur a pensé que, dans des circonstances si graves, son devoir de Tsar est de se mettre à la tête de ses troupes et de prendre sur lui toutes les responsabilités de la guerre... Avant d’arriver à cette conviction, il a beaucoup réfléchi, beaucoup prié... Enfin, l’autre jour, après avoir entendu la sainte messe, il nous a dit : Peut-être faut-il une victime expiatoire pour sauver la Russie. Je serai cette victime. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! En nous disant cela, il était très pâle ; mais sa figure exprimait une soumission parfaite.

Cette parole de l’Empereur me fait frémir intérieurement. L’idée d’une prédestination au sacrifice et de la soumission parfaite à la volonté divine ne s’accorde que trop bien avec son caractère passif. Pour peu que la fortune militaire nous demeure adverse quelques mois encore, ne trouvera-t-il pas, dans la docilité aux ordres divins, un prétexte ou une excuse au relâchement de ses efforts, à l’abandon de ses espérances, à l’acceptation tacite de toutes les catastrophes ?

Je reste une minute silencieux ; car, à mon tour, je suis fort embarrassé de répondre. Je dis enfin à Mme Wyroubow :

— Ce que vous venez de me confier me rend plus difficile encore d’exprimer une opinion sur la décision que l’Empereur vient de prendre, puisque c’est affaire entre sa conscience et