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Grand-Duc suffiraient à démentir ce dernier grief ; mais je sais que les souverains en sont émus...



Lundi, 31 mai 1915.

Cet après-midi, je fais visite au Président de la Douma, Rodzianko, dont le patriotisme ardent et la robuste énergie m’ont souvent réconforté.

Mais la première impression que j’ai de lui m’affecte péniblement. Il a le visage maigri, le teint verdâtre, les narines serrées. Sa taille de colosse, d’habitude si droite, semble fléchir sous un poids trop lourd. Et, quand il s’assied en face de moi, il s’effondre tout d’une masse. Après un long hochement de tête et un profond soupir, il me dit :

— Vous me voyez très sombre, mon cher ambassadeur... Oh ! rien n’est perdu, au contraire !... Il nous fallait sans doute cette épreuve pour secouer notre somnolence, pour nous obliger à nous ressaisir et a nous rénover... Mais nous nous réveillerons, nous nous ressaisirons, nous nous rénoverons ! Je vous en donne ma parole !

Il m’expose ensuite que les récentes défaites de l’armée russe, les pertes effroyables qu’elle a subies, la situation très périlleuse où elle se débat encore avec tant d’héroïsme, ont violemment ému la conscience publique. Dans ces dernières semaines, il a reçu de province plus de trois cents lettres, qui révèlent à quel point le pays est inquiet et indigné. De tous les côtés, la même plainte s’élève : la bureaucratie est incapable d’organiser l’effort industriel de la nation et de créer l’outillage de guerre, faute duquel l’armée ira de désastre en désastre.

— Aussi, poursuit-il, j’ai demandé une audience a l’Empereur, qui a daigné me recevoir immédiatement. Je lui ai dit toute la vérité ; je lui ai montré tout le danger ; je n’ai pas eu de peine à lui prouver que notre administration est impuissante à résoudre par ses seuls moyens les problèmes techniques de la guerre et que, pour mettre en œuvre toutes les forces vives du pays, pour intensifier la production des matières premières, pour coordonner le travail des usines, il faut nécessairement faire appel aux concours privés. L’Empereur a bien voulu le reconnaître, et j’ai même obtenu de lui, séance tenante, une