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Le jour, j’épiais le moment où personne n’était sur la terrasse de la maison ; j’y transportais mes instruments enveloppés de vêtements que je disais vouloir mettre à l’air. Le rabbin Mardochée restait en faction dans l’escalier, avec mission d’arrêter, par des histoires interminables, quiconque essaierait de me rejoindre. Je commençais mon observation, choisissant l’instant où personne ne regardait des terrasses voisines ; souvent il fallait s’interrompre ; c’était très long. Quelquefois, il ne fut pas possible d’être seul. Quels contes n’inventait-on pas alors pour expliquer l’exhibition du sextant ? Tantôt il servait à voir l’avenir dans le ciel, tantôt à donner des nouvelles des absents. A Tàza, c’était un préventif contre le choléra, dans le Tàdla, il révélait les péchés des Juifs, ailleurs, il me disait l’heure, le temps qu’il ferait, m’avertissait des dangers de la route, que sais-je ? La nuit, j’opérais plus facilement ; je pus presque toujours agir en secret. Peu d’observations ont été faites dans la campagne : il était malaisé de s’y isoler. J’y suis parvenu quelquefois, prétextant la prière : comme pour me recueillir, j’allais à quelque distance, couvert de la tête aux pieds d’un long sisit ; les plis en cachaient mes instruments ; un buisson, un rocher, un pli de terrain me dissimulaient quelques minutes ; je revenais ma prière terminée.

« Pour tracer des profils de montagne, faire des croquis topographiques, il fallait plus de mystères encore. Le sextant était une énigme qui ne révélait rien, l’écriture française gardait son secret : le moindre dessin m’eût trahi. Sur les terrasses comme dans la campagne, je ne travaillais que seul, le papier caché et prêt à disparaître sous les plis du burnous. »

La Reconnaissance est aussi un journal. D’ordinaire, on y trouve autant de chapitres qu’il y eut de journées. Rarement, Charles de Foucauld s’attarde à décrire. Il le fait en peu de mots, et en artiste : chez lui, la simplification du paysage, le choix de l’expression, une certaine recherche discrète de l’harmonie, révèlent un homme remarquablement doué, et qui eût pu compter parmi les écrivains qui nous ont donné quelque image des pays nouveaux. J’en veux donner ici même un exemple. On en trouvera d’autres, d’ailleurs, dans les citations que je ferai plus loin, mais aucun qui révèle aussi sûrement ce don de voir les lignes essentielles. Quand il descend les pentes du Petit Atlas, Charles de Foucauld décrit tout ce qu’il