Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/783

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hongrie du passé, asservie malgré elle à la politique germanique. Cette Hongrie-là est bien morte. Affranchie de l’Autriche et maîtresse de ses destinées, elle aspire à devenir un Etat démocratique, comme la France ou l’Angleterre. Que ces libres nations nous accueillent, et que l’Occident nous protège, nous qui pendant tant de siècles avons défendu l’Occident ! ... »

J’ai assez vécu là-bas pour me rendre compte que ces paroles étaient sincères, du moins à la campagne et dans la profonde masse paysanne. L’Allemand autant que l’Autrichien y est profondément détesté, et on les confond l’un et l’autre sous le même vocable, assez méprisant, de Német. En parlant de ces Német, on dit couramment en Hongrie : « Avec du chien, on ne fait pas du lard ! » Et Bismarck voyageant dans la puszta, fut si frappé par le ton injurieux pour son pays d’une foule de chansons hongroises, qu’il désespéra, un moment, d’amener jamais les Magyars à s’entendre avec Berlin. Tout au contraire, la France a laissé dans l’imagination populaire le souvenir des grandes luttes menées jadis en commun ; elle plait aussi aux paysans pour les idées libérales qu’elle a répandues dans le monde, et qu’eux-mêmes ont défendues, les armes à la main, en 1848. Mais s’il est juste de dire qu’au cœur d’un paysan hongrois, il n’y a jamais eu de sympathie pour l’Allemagne et de haine à l’égard de la France, comment les journalistes et les politiciens, qui depuis cinquante ans défendaient avec passion la politique allemande, osaient-ils se réclamer de ces sentiments populaires, et les fortifier encore en exprimant en idées claires ce qui, dans la foule hongroise, demeurait à l’état confus ? Comment pouvaient-ils oublier que depuis cinquante ans l’aristocratie, la finance, le monde de l’industrie, du commerce, tout ce qui comptait dans le pays s’était dévoué corps et âme à Berlin ? Par quel aveuglement ne se disaient-ils pas que l’Entente même n’était plus libre, qu’elle avait pris des engagements envers d’autres États qui, dans des circonstances particulièrement difficiles, s’étaient rangés à ses côtés, et que l’heure était venue pour elle de tenir ses promesses ! Enfin pouvaient-ils se flatter d’avoir créé l’unité sentimentale de leur pays, et fait de toutes les races qui l’habitent une nation unie par le cœur ? Tous ces peuples divers étaient-ils aussi convaincus que les Magyars de l’indestructibilité de la Hongrie millénaire ? Serbes, Roumains, Ruthènes et Slovaques n’allaient-ils pas réclamer