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politique allemande, aussi fatale à son pays qu’à lui-même. L’autre, malsain, tout inquiétude et fou désir de paraître, s’intéressant moins aux idées pour leur mérite et leur justesse, que pour le soutien qu’elles pouvaient lui offrir dans sa recherche du pouvoir. Tisza méprisait dans Karolyi un malheureux inquiet ; Karolyi enviait à Tisza son éloquence naturelle et surtout ce prestige, ce don mystérieux d’autorité, qui vient on ne sait d’où et qu’on ne possède jamais si on ne l’a reçu des dieux, en naissant. Quelques années avant la guerre, une violente altercation à la Chambre les conduisit sur le terrain. Impétueux et frénétique, le jeune Michel Karolyi agitait désordonnément son sabre. Tisza, plus âgé de vingt ans, parait les coups et ripostait avec précision et sang-froid. Trente-cinq fois il s’amusa à toucher du plat de son sabre son adversaire furibond. Et le soir, après le combat, il déclara bonnement à son cercle : « Karolyi s’est très bien battu. » Seulement, quelques années plus tard, dans les derniers jours de sa vie, quand il se rendit compte de la détestable influence que ce garçon sans équilibre allait avoir sur son pays, il dit à son neveu qui me l’a répété : « Je commence à croire que j’ai eu tort de ne pas tuer Michel, ce jour-là... »

Au printemps de 1914, le chef du Parti de 1848, François Kossuth, vint à mourir. C’était un homme assez médiocre, écrasé par le grand nom qu’il portait, et plein de secrète complaisance pour le Gouvernement dont il se disait l’ennemi. Karolyi saisit l’occasion de prendre la tête du Parti. Aussitôt, il élabore un vaste programme d’action pour renverser le système des alliances et détacher la Hongrie de l’Allemagne. Plusieurs députés hongrois devaient se rendre à Pétrograd et à Paris, et nouer là-bas des relations avec les hommes d’Etat russes et français. Quant à lui, accompagné d’Etienne Friedrich, son secrétaire, et de quelques amis, il se rendit en Amérique, afin de gagner à ses vues les deux millions de Magyars émigrés aux Etats-Unis et réunir l’argent nécessaire à sa propagande.

Sa tournée achevée, non sans quelque succès, il regagnait l’Europe, lorsqu’il apprit sur le bateau la déclaration de la guerre. A Bordeaux, on l’interna avec sa suite, comme étranger appartenant à une nation ennemie. Mais très vite il obtenait du Gouvernement français sa mise en liberté et l’autorisation de