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les sympathies de tous les partis et de toutes les nuances d’opinion. Ses adversaires politiques étaient ses meilleurs amis, car mon pauvre père a toujours respecté les convictions sincères et loyales. Il était indulgent pour tout le monde, et sans transiger jamais avec ses principes, il ne froissait pas… Pardon, monsieur, de vous parler de tout cela ; j’y suis presque autorisé par nos rapports présents, et surtout par les rapports qu’à l’avenir nous aurons ensemble[1]. »

Lorsqu’il touchait de son bâton le sol de son jardin, le directeur de la Revue oubliait les fatigues et les tracasseries de la dernière quinzaine, les inexactitudes des rédacteurs, les déceptions, les jalousies auxquelles il était en butte, les anxiétés politiques, les faux amis, la concurrence redoutée, la fâcheuse contrefaçon elle-même ! À perte de vue devant lui s’étendaient la belle vallée majestueuse et ses montagnes violettes, découpées sur le ciel pur. Il respirait alors avec délices l’air frais des glaciers. Le parfum de ses foins montait de la grande prairie, ses foins, sa prairie ! Bientôt, coiffé d’un large paillasson, on le voyait parmi les fermiers, une fourche à la main, chargeant le regain sur les chars attelés de bœufs accouplés. Le lendemain, dès l’aurore, il se trouvait au fond des torrents examinant les terrassements qu’il avait entrepris, les coupes à faire dans le bois, puis c’étaient des discussions sans fin avec l’agronome, les tâches distribuées aux ouvriers pour l’entretien des routes, la réfection du toit, le curage d’un bassin. Comme certains bibliophiles connaissent la physionomie de chacun de leurs livres aimés, le directeur de la Revue connaissait à merveille chaque coin de sa terre, chaque arbre, chaque accident de terrain. Il se plut à embellir son Ronjoux, à l’arrondir ; il déplorait de le quitter, y installait sa famille tout l’été, et l’y laissait parfois jusqu’en décembre ; elle ne s’y plaisait pas toujours autant que lui.

Quand ma mère eut seize ans, elle préféra le mouvement de Paris à la solitude de Ronjoux : elle voyait arriver le printemps alors « et le départ pour la Savoie) avec inquiétude. Elle m’a avoué même que, dans la crainte du départ, elle pinçait subrepticement les bourgeons du petit jardin rue Saint-Benoît,

  1. La Motte, mercredi, sans autre date ; -, l’article de Forcade est du 1er octobre 1864, et F. Buloz a daté de sa main la lettre ci-dessus : premiers jours d’octobre 1864.