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que ce serait un beau rêve de se réunir à trois ou quatre amis de choix et de venir, par un beau mois de juin comme celui-ci, à l’un de ces moments où l’on est excédé du régiment, des bureaux, du monde, — il n’en manque pas. — Eh quoi ? de Paris à Brindisi, quarante heures, de Brindisi à Patras, trente-six heures, de Patras ici, vingt heures, — quatre jours au total, — y rester huit ou quinze jours, et alors, vive la vie ! Chacun apporterait son lit de camp, un tub et une couverture, et l’on vivrait très bien dans l’aile libre du cloître du vieux pappas, avec quelques boîtes de conserves et les provisions fraîches que Sparte fournirait. La montagne est si belle, les gorges bleues pleines de lauriers-roses sont si engageantes, il y a des mules et des chevaux à discrétion. Pourquoi pas ?


Quand je suis redescendu à midi, j’ai eu la surprise de trouver au seuil du vieux pont franc, sous un grand platane, près d’une source, l’aimable docteur et l’officier sortant de Saint-Cyr, qui m’attendaient pour déjeuner. C’était très gentil, mais ce n’était plus la même chose. Loin les rêves ! — Ils ont passé trois ans à Paris, l’un au collège et à Saint-Cyr, l’autre au Quartier Latin ; ils en parlent avec concupiscence, et comme j’avançais qu’on s’en fatigue à la longue : « Oh ! vous, se sont-ils récriés, vous êtes blasé sur Paris, comme nous, les Grecs, sur les antiquités ! » Et l’un me parlait l’argot de Saint-Cyr, l’autre évoquait le boul’Mich. Mais voici que, pour boire le Champagne, ils tirent d’une gaine ancienne, en maroquin brodé d’or, très usée, portée en sautoir, une tasse en vieil argent, d’un curieux et charmant travail ; et, comme je demande où l’on peut en trouver de semblables, le Saint-Cyrien me répond que c’est une relique des familles klephtes, transmise par héritage, la tasse où son grand-père, un Klephte de l’Indépendance, buvait au torrent quand il courait la montagne, chassant le Turc ; et je le trouve tout à coup tout autre, ce petit sous-lieutenant qui parle argot et regrette Paris, en buvant le Champagne dans sa tasse klephte.


J’ai demandé à mon cocher de faire reposer ses chevaux une demi-heure de plus pour t’écrire tout ceci. Ça m’amuse tant ; cela me reporte à dix ans en arrière, aux temps de l’Algérie et de l’Italie, et je trouve une telle joie à maintenir avec toi cette