Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont les ruines rivales se menacent encore. Ce qu’elles disent, c’est la théorie des cycles successifs et symétriques de l’évolution humaine, c’est la fatalité de cette rotation, éternellement pareille. Voici d’abord ce Moyen âge grec préhistorique qui va du XVe siècle peut-être au VIe, Argos luttant contre Mycènes et Tirynthe et finissant par les détruire, — Louis le Gros contre Montlhéry et Coucy, — cette féodalité précédant l’autre de vingt siècles, comme elle guerrière, rapace, cruelle et fastueuse, aboutissant à la grande renaissance artistique, à la floraison des VIe et Ve siècles, — et l’écho répond XIVe et XVe, — puis avec l’avènement des démocraties, à l’émancipation, à l’épanouissement cérébral du IVe, — n’est-ce pas le XVIIIe que je veux dire ? — les audaces philosophiques, la pensée libérée, Socrate, Aristote, — Diderot, d’Alembert, — la recherche illimitée, la lutte et les représailles des vieilles intolérances, — et voilà cette civilisation surchauffée, proie toute prête des peuples simples qui grandissent en silence, des Macédoniens et des Romains, — et l’écho répond des Slaves et des Américains. Et j’entends d’ici triompher certains petits amis : « La voilà votre pensée humaine, votre idéologie, la bonne, la saine force brutale les broie, et ils en meurent vos peuples, intellectuels ! » Eh bien ! oui, ils en meurent en tant que peuples, et puis après ? Les empires peuvent s’écrouler, qu’importe ? La semaille est faite des idées qui demeurent, et c’est l’essentiel. Je les trouve très éloquentes ces trois buttes de Tirynthe, de Mycènes et d’Argos, les brutales forteresses dont il ne reste après tout que des pierres, de l’or et des armes. Mais plus éloquentes encore ces autres ruines, si réconfortantes pour les esprits irrémédiablement émancipés, celles dont il n’est sorti que de la beauté et de la pensée. Je me rappelle ce que vous me disiez, il y a quatre jours, Parthénon, Académie, prison de Socrate, ce que me dirait Nazareth, et c’est vous que j’aime, — et non ces corps de garde, — éternelles génératrices dont la fécondité peut dédaigner l’ironie des clubmen, des palefreniers, des caporaux et des mandarins de tout poil et de tout habit… Dieu, que de bêtises on peut écrire devant un café d’Argos entre un vieux pope et un Palikare en fustanelle !…


11 heures du soir.

Je ferme ma lettre à Tripolis à 600 mètres d’altitude, dans un cirque de montagnes neigeuses, et il y fait très froid. Ce