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la représentation d’un guignol qui rappelle Karagheus de Constantinople. Avant dîner, j’avais escaladé le Mont Palamède : 1 200 marches dans le roc ; mais on est payé de la fatigue : la vieille forteresse vénitienne, encore enturbannée de ses créneaux et de ses mâchicoulis, est en nid d’aigle sur le roc, Nauplie, à vos pieds, sur un promontoire à pic, à demi détaché, rappelle Monaco. Le soleil se couche derrière les sommets neigeux de l’Achaïe, et au fond du golfe s’épanouit dans un hémicycle rose la riche plaine d’Argos. Ce serait en tout lieu un admirable paysage : il s’y ajoute ici, comme partout en ce pays, la magie des grands souvenirs. Traitez-moi encore de pédant, mais que voulez-vous, comment ne pas subir l’obsession de se sentir en pleine Fable avant l’Histoire ? Presque toutes ces villes dont je vois d’ici les débris ou simplement la place et dont les noms ont rempli notre enfance, leur rôle était déjà fini avant que l’Histoire commençât.

Cette double butte que je vois à ma gauche, c’était Argos, la première capitale de Danaos, il y a quelque quatre mille ans. Cette tache claire sur une autre butte, au pied de dures montagnes escarpées, c’est Mycènes, fondée par Persée, Mycènes d’Agamemnon et de Clytemnestre ; et, enfin, à ma droite, tout près, cette autre butte que de récents travaux ont éventrée, c’est Tirynthe, la ville des Cyclopes.

La chaîne des temps se renoue ; « sur la butte d’Argos, un château franc du moyen âge a remplacé l’Acropole ; ces murailles où je suis accoudé portent le lion vénitien de la Renaissance, et voici, près de moi, à demi dans l’herbe, trois vieux canons couverts de rouille où je lis la date de 1684.

Je suis venu d’Athènes en une journée de chemin de fer ; les stations s’appellent Eleusis, Mégare, Corinthe, Némée, Mycènes, Argos, Tirynthe ! Quelle amusante chose de lire ces noms, évocateurs de héros ou de penseurs sur les bâtiments administratifs, à côté des petits édicules très modernes, qui portent, aux deux angles, Ἀνδρών et Γυναικών.

Pendant la moitié du trajet, d’Eleusis à Corinthe, la ligne est en corniche, surplombant la mer et suivant lentement les replis du roc. Il fait radieux et, de ce balcon mouvant, j’ai sous mes pieds la belle eau bleue, frangée de vert au bord, transparente