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vaincre ; quand il frappe, c’est de toutes ses forces. Ce qu’il veut, il le veut simplement, complètement, et il l’obtient, — s’il peut.

Voilà pourquoi il nous fascine. Son nom, depuis cent ans, est la raison suprême qui rassure des légions de timides et d’hésitants. Pour l’homme d’affaires que tente une transaction suspecte, pour le commis maniant un chèque signé distraitement, et si facile à transformer en faux, pour le caissier à court d’argent, pour le fabricant qui médite le pour et le contre d’une falsification, et pour des milliers de leurs pareils, le mot de « Napoléonien » est venu apporter un renfort décisif. Dans la finance, dans la presse, sur le turf, nous vivons dans un monde de candidats-Napoléons ; la moitié de nos prisons et de nos asiles d’aliénés sont autant de Sainte-Hélène. Napoléon, c’est l’incarnation de ce sens commun réaliste, clair, vulgaire, sans scrupules, de cet individualisme qui livre bataille en chacun de nous (victorieusement, hélas ! ) à notre meilleur « moi, » et qui risque finalement d’aboutir à la ruine de l’humanité. Cet homme, c’est l’Anti-Jésus, l’antipode même de la figure du deux Nazaréen dont le suave Évangile de tendresse et de pitié, de sacrifice et de renoncement, est aussi difficile à oublier qu’à suivre. Cet appel à une vie nouvelle obsède notre monde présent, assiège nos richesses, nos aises, nos succès. Il nous inquiète, ne nous laisse plus un moment de repos. Napoléon ne l’entendait pas. Contre ce troublant murmure de la perfection, la légende napoléonienne nous offre une sorte d’abri. Elle nous sauve, — nous sauve du Salut.


On ne s’attendait pas à cette homélie de la part de M. le pasteur Wells. Nous n’aurions pas pris ce romancier pour un si grand chrétien. Mais j’ai hâte d’en venir aux dernières pages du livre, à celles qui, je l’ai dit, en sont à la fois la conclusion et le vrai point de départ. Transformation industrielle du monde, faillite du christianisme, qui est en continuel recul depuis le moyen âge et, sur les ruines des vieilles Églises, double développement de deux forces antagonistes, l’Internationale ouvrière et les impérialismes, voilà les causes lointaines de la guerre. Dans une suite de pages éloquentes, l’auteur nous fait assister à leur développement. Une gravure fort amusante nous montre une série de « fétiches » du XIXe siècle, les nouveaux « dieux nationaux » qui ont remplacé dans les cœurs le Dieu de la chrétienté, les Astaroths et les Baals pour lesquels l’homme moderne n’hésite pas à mourir : John Bull, Marianne, la Germania, Cathleen l’Irlandaise, l’oncle Sam, etc. — et M. Wells suggère en passant quel rôle la caricature, les personnifications de la presse satirique, l’imagerie des timbres-poste ont eu dans la création de ces divinités. En même temps, le livre de Darwin sur l’Origine des espèces achève de ruiner le prestige de la Révélation. La vieille morale chrétienne en demeure ébranlée. De cette loi de l’Évolution, on tire celle de la concurrence et de la « lutte pour la vie. » Cette idée se