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et de Rowlandson, tout ce que l’animosité de la presse anglaise contemporaine a entassé d’outrages sur la tête de l’Empereur, tout ce qui traîne de fiel dans la Vie de Walter Scott et dans le roman de Tolstoï, se trouve condensé avec une étonnante furie rétrospective dans ce chapitre de M. Wells. C’est que M. Wells veut abattre dans la personne de Napoléon le représentant même de l’impérialisme. Il veut ruiner le culte et s’attaque à l’idole.


D’où vient, se demande l’écrivain, cet empire qu’il conserve sur l’imagination ? Il serait difficile de trouver un être humain moins sympathique, C’est en vain que dans le monstrueux amas de la littérature napoléonienne, on chercherait un seul trait, le moindre exemple de l’oubli de soi… On ne voit pas qu’il ait jamais ri. Et l’on ne peut pas davantage, sur ce visage d’égoïste et de saturnien, imaginer aucune de ces belles expressions humaines de sympathie, — celle qu’on admire, par exemple, sur les traits de l’artiste « perdu » dans son ouvrage. Ses portraits nous regardent avec une moue de mépris, — le mépris du criminel assuré de pouvoir duper impunément les pauvres niais que nous sommes, et en même temps, au fond des yeux, se lit une inquiétude. « Croient-ils vraiment que j’ai raison ? se demandent ces yeux. Ma couronne se tient-elle bien droite ? » Il avait pour l’homme un dédain sans bornes, un dédain qui a fini par le conduire à Sainte-Hélène, — ce même dédain qui peuple nos prisons de faussaires, d’empoisonneurs et de toutes les victimes du calcul égoïste. A-t-il été vraiment aimé par une créature humaine ? Joséphine l’a trompé autant qu’il l’a trompée. Marie-Louise a refusé de le suivre à l’Ile d’Elbe. Une certaine comtesse polonaise l’y rejoignit, il est vrai, mais ce ne fut point par amour ; elle songeait à pourvoir un fils. Elle ne demeura que deux jours. Il n’a même pas eu un chien pour s’attacher à lui


En somme, ce mauvais politique, cet homme de guerre partout battu, qui a perdu toutes ses campagnes, celle d’Egypte, celle d’Espagne, celle de Russie, celle de France, ce vaincu de Trafalgar et de Waterloo, ce prétendu « fléau de Dieu, » n’est au fond qu’un « bacille, » le dernier microbe du passé, apparu dans les temps modernes pour les empoisonner ; et même à cet égard, ne le vantons pas trop : « La grippe espagnole tue mieux. La seule épidémie de 1918 a fait plus de victimes que toutes les guerres de l’Empire. » Finalement, après avoir bien retourné la question, le moraliste conclut en faisant de Napoléon un Julien Sorel supérieur, le type et le maître de l’« action directe » :


Aller droit devant soi, droit au but, voilà sa qualité maîtresse, et qui le rend immortel. Il ne s’embarrasse jamais de considérations secondaires. Il jette ses armées en ligne droite d’un bout à l’autre de l’Europe : jamais on n’avait demandé aux troupes de pareilles marches ; il se bat pour