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écrit aux bords de cette Tamise large comme un bras de mer, où les mouettes volent parmi les mâts et les cheminées des steamers et où flottent dans la brume, avec des odeurs de goudron, tous les parfums de l’univers.

Autre trait bien anglais : l’ignorance, le dédain de tout ce qui est artistique. M. Wells a pu écrire l’histoire de la civilisation sans tenir aucun compte de l’art. Deux lignes sur les Pyramides, pour nous dire qu’elles ont coûté autant qu’une grande guerre, une ligne sur Phidias, deux lignes sur les cathédrales, cinq ou six sur la peinture chinoise, voilà tout ce que lui inspire ce que le génie humain a fait pour la beauté. La Renaissance tient en dix lignes. En revanche, les choses pratiques, les idées de Roger Bacon, les débuts de la méthode expérimentale, la découverte de la vapeur, la création des chemins de fer sont l’objet de longs développements. Veut-on un exemple de la manière de M. Wells ? La plus grande invention du monde, après celle du langage, lui parait être celle du papier. On sait que le papier était connu en Chine plus de cinq cents ans avant notre ère. D’autre part, l’impression avec des blocs, de bois était pratiquée en Égypte dès le temps des Ptolémées. J’ai souvent entendu mon maître Gaston Boissier s’étonner, avant M. Wells, que l’imprimerie n’eût pas été trouvée par les anciens. Varron s’en est servi pour reproduire des portraits dans un livre sur les hommes illustres. Pourquoi son invention ne fut-elle pas exploitée ? C’est que la librairie à Rome était déjà une industrie ; elle pouvait, grâce aux esclaves, produire les livres en nombre suffisant, et le public n’existait pas pour en demander davantage. Pour M. Wells, la vraie raison fut le manque de papier. Il fallut attendre, que le papier, connu par les Arabes, fût acheminé en Europe vers la fin du XIIIe siècle : l’ignorance, le manque de liaison entre l’Europe et l’Asie ont coûté au monde, dans cette affaire, un retard de deux mille ans. Supposez l’imprimerie connue au temps d’Alexandre, quelle avance pour l’humanité ! A la vérité, M. Wells s’exagère le rôle de l’imprimerie. Depuis qu’elle existe, on ne voit pas que les causes d’erreur et de discorde aient beaucoup diminué dans le monde. Et les plus grands mouvements d’idées dans l’Europe ou l’Asie, les progrès du bouddhisme ou du christianisme, que doivent-ils à l’écriture ? Quoi de comparable, depuis l’imprimerie, aux conquêtes des apôtres ou à celles des premiers Kalifes ? Quelle force pour la propagande égale le contact de l’homme, la contagion de la parole et de l’action ?

Mais ce qui est peut-être le plus anglais dans cette Histoire, c’est l’injustice pour Rome et tout ce qui est romain. Rien de plus partial