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de la « lecture impeccable. » L’abréviation, les lettres onciales, les notes tironiennes n’avaient pas de secret pour lui. Il savait tout, ne sachant guère que cela. Mais cette âme trépidante s’élevait parfois jusqu’à la plus noble exaltation, c’était quand sa religion était en cause. Alors, Léon Gautier apparaissait le vrai et pur chrétien ; la foi rayonnait de son visage soudain illuminé ; quelque chose d’infiniment respectable venait de lui à nous. Il se transfigurait. Sa barbe et ses yeux levés au ciel le dessinaient apôtre : la voix chaude, le geste large, l’âme forte et prenante, il vibrait. Le rire s’arrêtait sur nos lèvres. Nous étions conquis jusqu’à la minute où sa fièvre paléographique le reprenait et nous faisait descendre précipitamment du ciel sur la terre.

Quicherat le stoïque et Léon Gautier le catholique étaient les meilleurs amis du monde et s’accordaient très bien.

De mes professeurs aux Chartes, celui qui m’a laissé le souvenir le plus charmant, celui dont je puis bien dire qu’il fut mon ami, c’est Anatole de Montaiglon. Déjà j’aimais les livres ; or, Montaiglon était le maître des livres : il enseignait la bibliographie. En fait, il était une bibliothèque vivante, d’aucuns disaient, — car il n’y avait pas d’homme de plus de désordre, — une bibliothèque renversée.

De bonne race. Français jusqu’aux moelles, esprit de « haulte graisse, » dans la tradition de Rabelais et de La Fontaine, il se dispersait sur mille sujets, butinait sur toutes les fleurs, lutinait toutes les Muses, se prodiguait en mille joutes et labeurs intellectuels ; tout l’amusait. Masque de faune, bouche édentée, figure usée, sourire narquois, franc, bon raillard et bon vivant, les repas, quand il était de frairie, ne finissaient jamais avec lui ; car il avait toutes les compétences, même la culinaire, et il était d’une génération qui n’avait pas dit tout à fait adieu à la dive bouteille. Son enseignement était, comme sa conversation, abondant et surabondant, parfois d’une fantaisie qui touchait à l’incohérence, parfois d’une précision qui allait jusqu’à la minutie, mais toujours intéressant, captivant, « suggestif » comme on dit, initiateur. Ayant rencoigné son existence dans un logis donnant sur une arrière-cour en la place Royale, célibataire, sans ambition, sans passion, le plus inoffensif des hommes, il aimait la vie pour ce qu’elle nous donne et la pensée pour la manière dont elle s’exprime. Le